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Dans la pénombre dorée des vieilles bibliothèques
Gilles Heuré   L'Homme de cinq heures
Viviane Hamy 2009 /  19 € - 124.45 ffr. / 285 pages
ISBN : 978-2-87858-298-7
FORMAT : 13cm x 21cm
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«La critique, en tant qu'elle jugerait, consisterait dans une comparaison de ce que l'auteur a entendu faire avec ce qu'il a fait effectivement» (p.259), conclut, au terme d'une vie de réflexion, le mystérieux monsieur V, qui affirme être Paul Valery, poète dont chacun sait qu'il a été enterré en 1945 soit un bon demi-siècle avant que ne s'amorce la narration de L'Homme des cinq heures. Si l'on décide d'accorder quelque crédit à l'avis ainsi formulé, il nous faudrait alors reconnaître que nul n'est mieux placé que Gilles Heuré pour évaluer la qualité de ces pages ; pour autant, le milieu littéraire est ainsi fait que le poids des opinions supposées extérieures aux intérêts privés joue davantage, peut-être parce que l'honnêteté est une vertu trop peu prisée dans un monde où l'accomplissement se mesure en nombre d'ouvrages vendus. Aussi n'avons-nous d'autre choix que d'aborder, avec l'humilité de celui qui sait que dans l'équation artiste-oeuvre-public une seule des relations lui est accessible, les divers aspects par lesquels ce roman d'une rare densité se singularise.

Au contraire de la majorité des volumes qui viennent encombrer l'étalage des libraires en septembre, il semble inenvisageable que les chapitres en aient été noircis à la va-vite, en quelques semaines (oui, Stendhal a bien conçu et rédigé Le Rouge et le noir, nous dit-on, en trois mois, mais il est permis de douter que semblables exploits soient renouvelés tous les ans), et loin d'être anecdotique ou de trahir un caractère poussif de l'écriture, cet élément permet de distinguer radicalement L'Homme des cinq heures de bon nombre de ses futurs compagnons de rayon : il y a là un sérieux du propos, une profondeur de la portée des mots et un amour des belles-lettres (et des beaux-arts) qui fait défaut à tant d'autres parutions, et réjouit le coeur et les sens de l'amateur exigeant. Bien sûr, nul avantage ne peut être isolé de son pendant moins glorieux, et les pourfendeurs d'une littérature tournant sur elle-même auraient beau jeu de dénoncer le parfum vieillot et poussiéreux d'une plume étourdie de noms d'auteurs et de citations, voire de critiquer le léger snobisme et la vanité qu'il y a dans le plaisir éprouvé à partager un monde de références communes, inaccessibles, avouons-le, au commun des mortels – ceux que Flaubert ennuie, que le nom de Breton laisse interdits, et que l'évocation de Vlaminck interloque quand elle ne les laisse pas parfaitement indifférents.

«Mais tous ces types, réunis en loge secrète, savants et érudits, maniant la philo, la psychanalyse, la littérature... Oui, du coup, ça m'a intéressé» (p.227). Paul Béhaine, qui tente pourtant de résister aux tourbillons de noms et de faits cités par un monsieur V désireux de l'entraîner dans son sillage, doit reconnaître qu'il y a quelque chose de fascinant dans cette ambiance de haute culture, dans cet éventail infini de tableaux, de débats artistiques, d'anecdotes biographiques, de manifestes et de poèmes... Et son engouement est contagieux, au point qu'il nous est impossible de ne pas y céder également.

Pourtant, toute cette démonstration de culture est achoppée sur une étrangement inconsistante – de prime abord, est-il seulement nécessaire de formuler cette restriction... – pierre angulaire : la spécificité d'un moment de la journée pris entre tous, l'insaisissable bizarrerie des cinq heures du soir. Par une avalanche de références toutes plus recherchées et raffinées, Paul Valéry ou celui qui prétend l'être, cherche à démontrer qu'il s'agit d'une heure unique et décisive, pour tout ce qui importe dans la vie d'un homme. Entreprise absurde et évidemment vaine, s'écriera le lecteur, s'écrie Paul Béhaine. Cependant, qui sait si cette heure ambiguë n'est pas précisément celle qui convient le mieux pour rattacher le monde si brillant, si splendide, des bibliothèques, à celui combien plus dur et plus sale, plus laid et moins clair, qu'on appelle réel ? Quoi de plus vrai qu'une heure qui revient chaque jour dans la vie de tout individu sans pour autant qu'on puisse l'identifier définitivement, puisque cinq heures du soir est parfaitement dépourvu d'opposition comme de sens universel ? Si l'on admet ce postulat, d'objectif spécieux, la recherche des traces de cinq heures dans la littérature mondiale pourrait même devenir un projet plus solidement chevillé à la réalité expérimentée par tout un chacun que n'importe quelle thèse de lettres ou d'histoire culturelle «raisonnable», c'est-à-dire évoquant des thèmes sociétaux censés être plus universels et fondamentaux.

En effet, une bonne part des critiques de l'évanescence du propos de Gilles Heuré devrait fondre comme neige au soleil à la lecture de l'ultime chapitre de L'Homme des cinq heures. Au cours d'une dernière conversation passablement animée, monsieur V et Paul Béhaine lancent eux-mêmes, sous des prétextes internes à la logique de la narration, les flèches dont un roman «cinq-heuriste» pourrait être dardé. Les préoccupations d'ordre littéraire comme celles plus générales – morales pourrait-on dire – sont abordées parfois indirectement, mais toujours sans hypocrisie, et l'on réalise à quel point chaque défaut du livre a été sciemment soupesé, évalué, mis en balance avec ses avantages, pour l'écrivain comme le public auquel il est destiné.

Ainsi, quelques pages auparavant, la citation d'Ego Scriptor (P. Valery) prise en note par monsieur V a sans aucun doute été reprise à son compte par G. Heuré : «Songez à ce qu'il faut pour plaire à 3 millions de personnes./ Paradoxe, il en faut moins que pour plaire à 100./ Je n'écris/n'écrirais/pas pour des gens qui ne peuvent pas me donner une quantité de temps et qualité d'attention comparables à ceux que je leur donne» (p.199). Que l'on partage ou non ce point de vue, il a le mérite d'être énoncé clairement, et justifiable à sa façon. Le risque de se noyer dans les flots blancs des innombrables millions de pages écrites et à écrire, de se complaire dans les mirages poétiques d'un monde irréel, de ne plus voir ce qui nous entoure qu'à travers des manières de regarder empruntées à d'autres, pour illustres qu'ils aient été, tout cela est clairement mis noir sur blanc dans un avertissement dénué d'équivoque ; mais il arrive aussi que la sérénité offerte par la connaissance et la réflexion savante constitue le dernier rempart, l'appui vital pour ceux qui, justement, ont vécu trop intensément, et il serait infiniment cruel de refuser à un esprit brisé ce qui lui permettra peut-être de ne pas sombrer. Surtout, il est possible de mettre de la chair tiède et du sang chaud sur les pages glacées et l'encre sèche de textes vieux de millénaires, de siècles ou de quelques jours : au lecteur avide de déchiffrer les morceaux de culture à travers sa propre expérience, au lieu de faire l'inverse ; à l'auteur de rendre vie aux liens qui le rattache à tous les «créateurs», ou plutôt à tous ceux qui l'ont précédé dans la manipulation de la pensée et des émotions.

Pour finir, G. Heuré ne fait pas que se défendre, et leçon de lecture, L'Homme des cinq heures est également une leçon de vie, que les historiens pourront d'ailleurs lire avec quelque profit, s'il ne leur coûte pas trop de reconnaître que, bien qu'étudiant de leur mieux l'Histoire, ils ne la font pas.


Aurore Lesage
( Mis en ligne le 23/09/2009 )
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