| Grazia Livi L’Epoux impatient Actes Sud - Lettres italiennes 2010 / 17 € - 111.35 ffr. / 157 pages ISBN : 978-2-7427-9124-8 FORMAT : 11,5cm x 21,5cm
Traduction de Tessa Parzenczewski et Marguerite Pozzoli Imprimer
Le 22 septembre 1862, Sofia Andreevna (dite Sonia) Bers épousait Léon Tolstoï pour une histoire commune qui ne sachèverait quavec la mort de lécrivain, en 1910
Léon Tolstoï est alors, déjà, un écrivain reconnu et provocateur, un aristocrate aux idées «sociales» qui inquiètent parfois le pouvoir, un ancien officier qui exècre larmée, un homme à femmes lassé par ses conquêtes
un homme mûri, parvenu à une certaine reconnaissance sociale, mais anxieux, en perpétuelle tension dinsatisfaction, brûlant dun feu romantique quil ne saurait éteindre, un volcan confronté à lui-même. Cest cet homme là qui a séduit une toute jeune femme de 18 ans, la fait rêver enfant, puis la épousée adulte
Entre ces deux êtres si différents, le 22 septembre 1862 est une date importante, car avant même la nuit de noces eut lieu un premier long tête-à-tête, lors du voyage en berline jusquà la propriété de Tolstoï. Découverte de lAutre, naissance dune intimité ou face à face entre deux tempéraments
Le temps dun voyage, les noces de lâme ?
Grazia Livi, qui a reçu le prix Manzoni en 2006 pour ce court roman, nous introduit habilement dans lintimité des deux époux, et même plus, dans le monologue intérieur, la conscience de chacun, confronté à ses propres doutes, ses propres pulsions, ses propres envies. Comment réussit-elle ce tour de force qui donne à son écriture une dimension quasi psychanalytique ? En scandant son texte dextraits de journaux intimes, lettres privées et réflexions personnelles de Lev et Sonia, comme un historien reproduisant un document darchives pour étayer son analyse. Mais la comparaison avec lhistorien sarrête là : pas de références savantes ni danalyses audacieuses, juste un auteur qui joue la scène, imagine la séquence des corps, et, par endroit, sefface devant ses personnages et leurs mots.
Le style est à la fois fluide et riche, dense comme un roman russe, poignant. La lecture est un exercice qui touche ici, par moments, au voyeurisme, un voyeurisme cultivé, mais réel : devenus finalement eux-mêmes des personnages littéraires, Lev Tolstoï et Sofia Bers ne sappartiennent plus vraiment
et lorsque Tolstoï oscille dune lubie à lautre, suivant ses pulsions au hasard de la route, se montrant tour à tour tendre, romantique, pédant, cynique, violent même, lascif ou humble, contrit, le lecteur, sans détourner le regard, scrute ce face-à-face.
Sofia sabandonne, hésite, se réfugie, capitule ou dissimule : face à ce volcan fait homme, dont elle ne saisit pas tous les vertiges, mais dont elle scrute tous les abîmes, la jeune fille, brutalement mûrie, se découvre en épousée, qui cherche un «ami de mon âme» quand son mari cherche aussi quelquun pour sépancher, et qui le comprendrait. Il y a dans ces pages quelque chose de vertigineux, en partie du fait de Tolstoï et dune sorte de déraison toute orientale que lauteur a su capter, arracher à son personnage, et restituer au lecteur.
Un texte séduisant, tant par ce quil révèle que par ce quil cèle au regard de lautre.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 20/08/2010 ) Imprimer | | |