| |
Les fardeaux des hommes blancs | | | Richard Flanagan Désirer Belfond 2010 / 19 € - 124.45 ffr. / 324 pages ISBN : 978-2714446152
Traduction de Pierre Furlan Imprimer
Londres, milieu du XIXe siècle : le Royaume-Uni est alors le centre dun monde, latelier du monde en général et le cur dun empire colonial tentaculaire
Tel un petit prince de la littérature et de lopinion publique, Charles Dickens sy embête un peu, malheureux dans son couple comme dans son milieu, partageant son ennui entre son ami Wilkie Collins (encore inconnu, lui), et son uvre
Mais lorsque lady Jane Franklin, veuve (probable) dun explorateur malchanceux, vient lui demander de combattre une rumeur, Dickens, dabord hésitant, finit par se prêter au jeu, puis à semballer, retrouvant avec ce prétexte le sel dune existence finalement vouée à la création.
Lenjeu, de fait, est socialement important : lord John Franklin est un explorateur polaire, récemment disparu, et dont un journaliste a évoqué la fin tragique, émettant lhypothèse (étayée par le témoignage dune tribu esquimau) dun cannibalisme final
impensable en pleine société victorienne ; sa veuve, pas forcément éplorée mais très attachée au bon renom, vient implorer un Dickens en pleine revanche sociale dagir. Lequel se lance dans une campagne de presse, puis, se prêtant au jeu, dans une pièce, Glacial abîme, où il joue le rôle dun improbable méchant en voie de rédemption sur fond de drame polaire
Lhistoire pourrait sorganiser ainsi, et savérer finalement assez linéaire, une énième intrigue sur le grand écrivain et les ressorts de la création, mais Richard Flanagan choisit de rompre son récit en en parcourant la coulisse, lenvers : en nous ramenant quelques années en arrière, sur la terre de Wieden (un îlot insalubre de Tasmanie), où Lord et lady Franklin, vice-roi et reine du lieu, visitent une colonie plus pénitentiaire quévangélisatrice. Là, ils découvrent une jeune aborigène, Mathinna, qui va, par sa grâce, les séduire tous les deux, quoique de manière différente
Et le lecteur de découvrir, plus intimement, le couple Franklin, ses doutes, ses impostures, et finalement ses drames, à travers le destin tragique de Mathinna, adoptée, européanisée (de force plutôt que de gré) et, par la suite, ramenée à sa condition «indigène», tel un animal de compagnie.
Lauteur a, de la sorte, su donner à ses personnages un relief qui les dépasse et nous ramène à une réflexion plus large sur la société victorienne et ses impasses (naître ou ne pas naître dans le monde occidental, en Angleterre, dans laristocratie, etc.), le colonialisme et ses faux semblants (le fardeau de lhomme blanc et ses portefaix indigènes !). Bref, un roman victorien et sur lère victorienne qui sait prendre du champ et jouer des individus comme du décor, où chacun se trouve finalement confronté à ce désir stigmatisé par la société ambiante : Dickens rêve dune impossible revanche sociale dans une société trop clivée et ne parvient finalement pas à trouver ses marques, ni comme mari, ni comme personnage public, Lady Franklin cherche plus ou moins inconsciemment un enfant quelle a cru trouver naguère dans la petite Mathinna
Le parallèle entre la réalité, imparfaite, salissante et le théâtre la pièce au final idéal et romanesque jouée, et en partie pensée par Dickens trouve alors tout son sel, avec, en toile de fond, lhistoire de Mathinna comme métaphore du colonialisme et de ses crimes.
Roman étonnant, vaguement inclassable, Désirer joue sur plusieurs registres et traite de nombreux thèmes, avec une discrète légèreté et un talent réel : la création, le pouvoir, le désir, lévasion, la condition sociale, léchec
Des sujets denses, saisis dune plume habile, au prétexte dune comédie littéraire. Un roman trompe lil en quelque sorte, et qui nous ramène à des sujets profonds. Une profondeur qui se laisse donc peu à peu appréhender, au fil du texte et des réflexions souvent désabusées de Charles Dickens.
La lecture peut parfois sembler un peu décousue, notamment du fait des allers et retours entre la Tasmanie et Londres, mais elle trouve tout son sens au fur et à mesure de lintrigue. Une trame singulière qui sait se raccorder à luniversel. Un beau roman.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 10/09/2010 ) Imprimer | | |