| |
Les ruses de l’incarnation | | | Michel Houellebecq La Carte et le territoire Flammarion 2010 / 22 € - 144.1 ffr. / 428 pages ISBN : 978-2-08-124633-1 FORMAT : 13,5cm x 21cm Imprimer
De La Carte et le territoire, quelques sphinx de la critique ont pu dire quil sagissait dun «labyrinthe métaphysique». Dautres, également rompus dans lart de débiter des perles comme un boucher son bifteck, se sont félicités de distinguer dans le roman de «vraies ouvertures métaphysiques». Il sest même trouvé un Indiana Jones de lÊtre pour relever, en soulevant à hauteur de naseaux une torche aux allures dallumette, une «réflexion ontologique profonde» assortie dune «méditation sur la mort», la seconde collant la première comme Sancho son Quichotte. ''Réfléchir ontologiquement'', ''méditer sur la mort'', voilà qui doit poser un écrivain, et fournir à la critique enchantée loccasion dadmirables aperceptions. Lahurissant, cest que prononçant ainsi, nos docteurs pensent conclure. La profondeur flairée, le mot «métaphysique» lâché, lheure de la sieste sonne, et cest fière du devoir accompli que la culture replète va couver ses visions dun ronflement de castor bienheureux.
Or, force est de constater que si métaphysique il y a, dans La Carte et le territoire, elle est passablement opaque. Cest que le roman déroule en filigrane lhistoire dune hésitation angoissée entre le point de vue du romancier et le «point de vue de la bactérie» (évoqué dans Ennemis publics, la correspondance avec B.-H. Lévy). Une synthèse est-elle possible entre cette «fiction brève» quest lindividu en regard de lespèce et cette vérité déployée dans le roman quincarne dordinaire un personnage ? Lenjeu, cest la possibilité de la personne, par-delà la dissolution dans lespèce et le capitalisme acéphales ; cest la possibilité du roman lorsque, la personne dissoute, le personnage se délite, faute damarres dans le réel. Houellebecq nous apparaît demblée comme un prophète de la mort de lhomme qui, se retirant dans sa thébaïde, assemble avec tendresse des figurines dargile, et angoissé, les frotte, scrutant lapparition dune étincelle de vie
Larchitecture subtile de La Carte et le territoire, ainsi que son agencement autour de la question de la figuration, ne vont pas, incertitude du romancier oblige, sans angles morts. On sait Michel Houellebecq peu avare, dans ses romans, de sentences péremptoires : celles-ci ploient désormais sous le vent du doute. Plus que la surface sociologique, ethnologique du livre, nous frappe donc lesquisse dun aveu, glissé à la faveur de cette tentative de représentation de la représentation quest en partie La Carte et le territoire, un aveu de cette sorte : «Au faîte de mon art, je dois bien dire que je ne sais trop où jen suis. À vous de me le dire, chers petits lecteurs, mes chérubins
» Il est vrai quà linverse dune métaphysique, un roman peut flotter, libre de toute conclusion ; et laisser le lecteur travailler pour lui
«Un écrivain doit avoir certaines connaissances sur la vie, ou du moins le laisser croire», songe Jed Martin, le personnage principal, à propos du personnage Michel Houellebecq, dont il attend un «message»
Quel message Jed hérite-t-il de lécrivain sibylle du Loiret ? Aucun, et nous non plus. Le préraphaélite William Morris, cet utopiste qui a réussi ? Aussitôt invoquée, son ombre sévanouit. «Je ne sais pas, je suis trop vieux, je nai plus lenvie ni lhabitude de conclure, ou bien des choses très simples», soupire le personnage Michel Houellebecq. Le voilà, le message : Michel Houellebecq ne conclut plus. La sybille a pris congé. La bonne nouvelle, cest que lethnologue extralucide se serre un peu pour faire de la place au romancier à limprévu donc. À laube de sa carrière artistique, Jed Martin se donne pour projet de «donner une description objective du monde» : projet, écrit Houellebecq, «dont il nappréhendait que rarement le caractère illusoire». Le roman souvre sur un échec : Jed, échouant à représenter Koons dans son tableau «Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l'art», piétine sa toile rageusement : quelque chose lui échappe. Le monde exigerait-il un changement de méthode ? Houellebecq : «Je crois que jen ai à peu près fini avec le monde comme narration le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne mintéresse plus quau monde comme juxtaposition celui de la poésie, de la peinture». La toile «Michel Houellebecq, écrivain» montrera des «blocs de texte ramifiés, reliés, sengendrant les uns les autres comme un gigantesque polype». Juxtaposition donc mais est-ce tout ? Le besoin dun sens travaille encore ; des blocs juxtaposés peuvent, daventure, se superposer. Or, détail infime en apparence, la maison du père de Jed était autrefois occupée par un kabbaliste à lorigine de «considérations assez curieuses sur le Destin, sur la possibilité de développer une nouvelle religion basée sur la synchronicité». Diable ! Quel animal est-ce donc, la synchronicité ? Cest la coïncidence étonnante de deux événements sans lien entre eux, à laquelle lesprit est tenté de donner un sens. De quoi, peut-être, fonder une religion romanesque
Drôles de personnages que ceux qui hantent La Carte et le territoire. Jed Martin dabord. Nous le suivons du berceau au tombeau, au gré dactes inintelligibles éclairs de néant creusant des gouffres derrière lui et de paroles plus grosses que lui : «Je crois au mal [
] Je crois à la culpabilité, et au châtiment», déclarera-t-il au commissaire Jasselin médusé : ce nest pas tous les jours quon entend Raskolnikov parler par la bouche dun chétif fantôme élevé chez les Jésuites, mais tout de même. Lattachée de presse Marilyn, elle, coupe sa vie en «deux parties qui nont aucune communication, qui ninteragissent absolument pas lune sur lautre» : métamorphose stupéfiante, transfiguration pour tout dire, à rebours de cette «persistance du caractère, des aspirations, des désirs, de tout ce qui constitue une personnalité humaine», pourtant «douloureusement irrécusable» selon lauteur Michel Houellebecq. Où lon voit que lénoncé abrupt, si typiquement houellebecquien, de lois, peut côtoyer sa propre mise en cause dans le roman. Juxtaposition dune «vérité scientifique» et dune «vérité romanesque» contradictoires, censées être crédibles en même temps.
Jed Martin, lors de son premier vernissage, fait la connaissance dOlga, une jeune Russe magnifique, cadre davenir en charge des guides chez Michelin. Le tout Paris se prosterne devant la belle, mais cest sur Jed quelle jette son dévolu. Jed lindécis ne lempêchera pas de repartir en Russie, et sa nonchalance laissera Frédéric Beigbeder consterné. «Lamour, cest rare», gémira-t-il. Dix ans plus tard, retrouvant Olga, Jed ne fera, de nouveau, rien. Ce quil y a de plus désirable au monde : une femme souveraine de son sexe, parée de toutes les grâces, amoureuse et douce ? Bagatelles auprès des joies pures offertes par un supermarché Casino
Simple provocation, ici, dun auteur décidément convaincu du charlatanisme de tout messager de bonheur ? Quon nous passe cette comparaison triviale : un personnage comme Jed à qui on demanderait, dans un jeu télévisé hypothétique, de choisir entre un million deuros et zéro euro, opterait pour zéro euro, et repartirait, un peu abattu, avec son rien en poche
Jed est-il donc en proie à ce quEdgar Poe décrivait en son temps sous le nom de ''démon de la perversité'' ? Mais ce démon est de trop de relief pour notre homme plat. Non, voici la bête catastrophe dun renoncement né daucun motif. Houellebecq se présente alors à nous ou bien comme un farceur diabolique, ou bien comme un écrivain acculé, devant le post-humain trop post-humain, à des artifices excessifs, inhabituels
«Nous aussi, nous serons frappés dobsolescence», confiera Michel Houellebecq à Jed. Nous pensons alors à LObsolescence de lhomme de Günther Anders : «Il est évident que pour représenter en littérature ou sur une scène cette perte réelle du monde, il faut avoir recours à des moyens inhabituels. Là où il ny a plus de monde, on ne peut plus entrer en conflit avec le monde, et le tragique devient impossible». Nul conflit, en effet, à lorée du «choix» de Jed. Ce quoffre Olga : lamour, la beauté, la joie, était déjà perdu pour lui. «Jed nétait pas jeune, il ne lavait probablement jamais été». Bref, Jed est né vieux. Songeant à Olga échappée, il pourra bien verser une ou deux larmes : a-t-il jamais pu faire aucune offrande à cette Vénus, hormis celle, le premier soir, dune érection douloureuse ? Désuètes, ses larmes reliquat dune humanité dores et déjà dépassée. Jed Martin et lauteur de La Carte et le territoire se retrouvent à lunisson de Günther Anders : «Nous sommes condamnés au luxe et à la misère de linconséquence». Un genre de misère auquel les femmes, du reste, paraissent échapper. Les amantes de Jed savent ce quelles veulent, et où elles vont. Elles vivent dans lurgence des oui et des non des oui plus que des non ! Malgache et russe, elles viennent de mondes où le désir a encore cours.
Jed Martin est un spectre et un créateur, un créateur bientôt couronné de succès (à linverse de son père Jean-Pierre Martin, architecte à succès mais visionnaire raté : ses châteaux dans le ciel ont été balayés par le bulldozer du fonctionnalisme corbuséen). Jed, terriblement inconséquent dans lordre amoureux, est incroyablement fécond dans lordre artistique. Lamour est difficile, mais lart est aisé : il suffit de se soumettre à «limpulsion du moment». Michel Houellebecq, de qui Jed est le double, est soumis à de semblables forces occultes. Alternent, chez Jed, années daboulie et périodes de création frénétique. Le lecteur convoquera en vain lunité artistique de ces périodes, nonobstant laffirmation par le personnage Michel Houellebecq de «lunité du travail de lartiste», de sa «profonde logique». Il ne trouvera pas non plus de référence continue ni explicite aux théories développées dans Une Carte nest pas le territoire par le père de la sémantique, Alfred Korzybski. Chaque période artistique de Jed Martin se suffit à elle-même, et se contente de se juxtaposer à la précédente, dessinant une mosaïque plutôt quun prisme. Lalternance des procédés échappe également à toute réduction théorique : «Je sais que dans ton cas, ça a un sens dêtre revenu à la peinture, en même temps quà la représentation dêtres humains. Je serais incapable de préciser lequel, et probablement toi non plus ; mais je sais que ce nest pas gratuit», dira Franz, le galeriste de Jed. De surcroît, ce dernier échouera sa vie durant à mettre des mots sur son travail. Seule certitude, le désir de «simplement rendre compte du monde
» Le sens séchappe. «Être artiste, cétait avant tout être quelquun de soumis. Soumis à des messages mystérieux, imprévisibles [
]». La connaissance de Jed nest pas conceptuelle, mais intuitive, quasi surnaturelle. La création ? Un processus curieux, ensemble impérieux et insensé, qui montre le monde en sa dispersion.
Monde dont une portion, à propos, se fige en simulacre du nom de terroir faux territoire de carte postale, de carte de restaurant, de guide touristique. La vogue du terroir décrite par Houellebecq, retour à la nature ? Non, retour de la nature comme il y a un retour des morts-vivants. La terre, bibelot historique et souillé (cest la même chose), sefface au profit du terroir pur produit et produit pur. Russes et Chinois viennent adoucir leur fièvre historique au contact apaisant dune tranche d«authenticité». Les propriétaires gays du restaurant Chez Anthony et Georges vont révéler benoîtement que le terroir joue à cartes truquées : «[
] cest typique, mais on ne sait pas très bien de quoi». Cest ce «de quoi ?» que le capitalisme excelle à escamoter. Au souci revendiqué par lancienne tradition de maintenir un lien avec lorigine, et le réel, le nouveau capitalisme répond par linvention dune tradition sans lorigine, et sans le réel. Le capitalisme assimilateur triomphe une fois encore, en secrétant ses antagonismes truqués. La «soif décologie, dauthenticité, de vraies valeurs» na pas échappé au flair de Jean-Pierre Pernaut, bientôt bombardé grand prêtre de ce fondamentalisme soft, par la grâce de son «outing» (coming out ?), lequel permet à Libération de glorifier «sans honte» la «magie du terroir», magie dune ruralité désormais compatible sexuellement. «Pernaut accomplissait chaque jour cette tâche messianique consistant à guider le téléspectateur, terrorisé et stressé, vers les régions idylliques dune campagne préservée, où lhomme vivait en harmonie avec la nature, saccordait au rythme des saisons» : Pernaut le nécromant retape les vieilles lunes néo-panthéiste et néo-cathare à quoi leuthanasie du père de Jed et la dispersion de ses cendres (lesquelles viennent engraisser denvahissantes carpes brésiliennes
), ne sont évidemment pas étrangères. La nouvelle frontière du capitalisme, cest la pureté, si possible «vintage, voire hardcore». Le terroir moderne est un territoire qui ne tache pas, et à linverse de lhistoire, il repasse éternellement les plats. Le cuisinier Miguel Santamayor a «lapparence dun gourou» et opère «une synthèse hors normes de la tradition et du futurisme», selon le guide French Touch. Le château de Vault-le-Lugny, dit encore un guide, offre «un des plus beaux concentrés de la France». Concentré de France, poudre de perlimpinpin de lauthenticité, enfin résurrection dune terre fraichement enterrée. Au culte ranci de la terre et des morts succède le culte dune terre mort-vivante. Olga lavouera avec simplicité : «Mais moi je suis une touriste, je veux du franco-français». Le pays, le territoire ? Oui, mais à la carte. Le «franco-français», périmé dans lordre politique, devient éminemment désirable dans lordre marchand. La France peut alors sinstaller pacifiquement, douillettement, dans la division internationale du travail, grâce à la possession dun avantage comparatif dun nouveau genre : ''lart de vivre''. Croire alors que la France puisse un jour être sujette à une des crises qui mettent le monde cul par-dessus tête serait faire preuve dun optimisme historique un peu exagéré
Entre une France aux airs de momie parfumée et des individus englués dans la termitière et voués à linconséquence, lespoir ne fait pas vivre. Cependant Jed, tout à son désir de représentation, creuse sans le savoir linterstice par où vient sengouffrer linattendu. Au midi de sa vie, dans la «série des métiers» puis celle «des rencontres», il soccupe de représenter «les différents rouages qui concourent au fonctionnement de la société». Pour Houellebecq, on la dit, lindividu nest que le chétif bourgeon dun rhizome nommé espèce. Ce credo, Jed lénonce à propos de sa peinture : «un portraitiste, on sattend quil mette en avant la singularité du modèle, ce qui fait de lui un être humain unique. Et cest ce que je fais dans un sens, mais dun autre point de vue jai limpression que les gens se ressemblent beaucoup plus quon ne le dit habituellement, surtout quand je fais les méplats, les maxillaires, jai limpression de répéter les motifs dun puzzle. Je sais bien que les êtres humains cest le sujet du roman, de la great occidental novel, un des grands sujets de la peinture aussi, mais je ne peux pas mempêcher de penser que les gens sont beaucoup moins différents entre eux quils ne le croient en général. Quil y a trop de complications dans la société, trop de distinctions, trop de catégories
» En somme, la diversité sociale nourrit lillusion dune bigarrure de lhomme, illusion qui saffaiblit à mesure que le regard saffine : la figure humaine apparaît alors pour ce quelle est : une figure géométrique. La conception chrétienne de lhomme comme personne, source de lart et du «grand roman» occidentaux, est désormais caduque. Houellebecq, discutant avec Jed, fantasme un roman mettant en scène des radiateurs, jusquà linterruption de Jed, qui lui rappelle la nécessité de personnages. Et Houellebecq dacquiescer, envoyant Robbe-Grillet ad patres : «Oui, cest vrai. Même si mon vrai sujet était les processus industriels, sans personnages je ne pourrais rien faire
» La personne est obsolète, soit ; mais sans personne, pas de personnage, et sans personnage, pas de roman. La «great occidental novel» et le Nouveau Roman seraient-ils donc également dépassés ?
À la faveur de la figuration dans le roman, de la représentation de la représentation, personne et personnage mènent une lutte sourde contre le triomphe de lespèce, sans parler de celui, prochain, de la végétation. Jed Martin photographie dabord des produits manufacturés ce que larchéologie nomme artefacts. Il opte plus tard pour la peinture : cest la «série des métiers», série quil couronne par lajout dun artiste : Michel Houellebecq. «Michel Houellebecq, écrivain», pressent Jed, sera son meilleur tableau, et pour cause : écrivain nest pas un métier pas plus que prêtre, cette vocation indicible... Quel visible secret recèle «Michel Houellebecq, écrivain» ? Celui dune présence lancinante. Effrayante même, du fait de l«incroyable» expressivité de lécrivain, de lincandescence de son regard. Quexprime ce regard ? La «passion»
Devant ce regard «trop intense», Jed est en proie au malaise : quelque chose cloche
«Lexpression du regard apparut à lépoque si étrange quelle ne pouvait, estimèrent alors les critiques, être rapprochée daucune tradition picturale existante, mais quil fallait plutôt la rapprocher de certaines images darchives ethnologiques prises au cours de cérémonies vaudoues». Houellebecq assassiné, décapité, déchiqueté, subsiste la toile, et «le regard de Houellebecq dont lexpressivité fulgurante paraissait incongrue, anormale [à Jed], maintenant que lécrivain était mort et quil avait vu des pelletées de terre sécraser une par une, sur son cercueil». Cest la présence fascinante de Michel Houellebecq qui, désormais, est lartefact pris cette fois dans son acception expérimentale, celle dun signal parasite. Anomalie que son regard magnétique, regard magnétique qui, chez Balzac, est le privilège des criminels, des êtres à part. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de lespèce
La figure de Houellebecq sur la toile nest alors plus figure géométrique, mais visage. Et le visage nest plus réplique, mais relique. «Dune manière ou dune autre, Houellebecq devait faire partie de la synthèse». Un arrière-monde semble vouloir naître au cur du roman, un arrière-monde timide, inquiétant, indicible vaudou ! «Limpression de vie donnée par lécrivain était stupéfiante» : quelque chose sincarne
Le personnage inattendu de La Carte et le territoire, ce nest pas Michel Houellebecq, cest son image, cest «Michel Houellebecq, écrivain» !
Voici donc que sous des personnages semblables à du flan sporadiquement galvanisé, se terre la passion, et lattention pointant ses douloureux rayons vers un but ignoré ; passion irréductible à la simple volonté à luvre dans lespèce, pour parler comme Schopenhauer. Le fantôme Jed et le père du désert Houellebecq recèleraient une puissance supérieure : la connaissance, intuitive chez Jed, plus froidement rationnelle chez Houellebecq. La vie supérieure croît, souterraine, en raison inverse de ladhérence au monde. Ô romantisme ! Adieu toutefois, sommets glacés, aires battues de soleil et de vent
Le génie nest plus chez lui que parmi ces nouvelles nuées dessinées par les linéaires lisses et lumineux dun supermarché Casino. Dans La Carte et le territoire, deux miroirs vivants font se figer la termitière moderne, et se redresser lindividu cacochyme : ces miroirs, ô romantisme encore ! sont lartiste et la femme. Cest la peinture de Jed qui fait sincarner une «vieille tortue malade». Et ce sont ses amantes qui ont lu dans le regard de lartiste pâlichon sa vocation, Geneviève dabord puis Olga laquelle vient rappeler que si les femmes «peuvent lire dans le regard dun homme une énergie, une passion, alors elles le trouvent séduisant». Entendant Jed se définir «avant tout, comme téléspectateur», son amante manque tomber de sa chaise. Déposerait-elle son amour aux pieds dun téléspectateur ? Non : elle sait (ô intuition féminine
!) quil est, avant tout, un artiste, un être singulier. Le commissaire Jasselin notera que cest une femme qui, seule, jette une rose sur la tombe de Houellebecq. Le salut vient des femmes
Saint Auguste Comte, priez pour nous !
Quadvienne alors lapothéose de la végétation, avec ses «trames mouvantes, à la souplesse carnassière, paisibles et impitoyables en même temps». À la consommation des temps, la nature implacable reprend son dû, à limage des dieux hideux et idiots de Lovecraft. Il y eut en des âges qui, pour être récents, nen paraissent pas moins antédiluviens, des ''princes de la jeunesse''. Ennemis et thuriféraires de Michel Houellebecq ne lui refuseront pas le titre de ''prince de la vieillesse'' vieillesse de lhumanité. «Vous êtes le fossoyeur, et vous êtes le cadavre», écrivait-il dans
Rester vivant. Houellebecq est-il, comme daucuns lont clamé, au sommet de son art dans La Carte et le territoire ? Sans doute, si lon entend par art plus que la pure maîtrise : lacceptation que ce qui se représente déborde ce qui sénonce ; que si lentropie fait partie de la synthèse, eh bien ! le portrait vaudou «Michel Houellebecq écrivain» également. Dégradation et incarnation. Révolution de Houellebecq (et de la littérature ? peut-être pas) : «Je nai plus lenvie ni lhabitude de conclure». Condenser, oui non unifier.
On ne livre plus de monde clef en mains. Douceur sénile de Jed face à une journaliste pressée de recueillir une révélation : «Chaque jour, pour lui, était un nouveau jour».
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 20/10/2010 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Houellebecq, écrivain romantique de Aurélien Bellanger La Possibilité d'une île de Michel Houellebecq Ennemis publics de Michel Houellebecq , Bernard-Henri Lévy | | |