| Peter Handke La Nuit Morave Gallimard - Du Monde Entier 2011 / 23 € - 150.65 ffr. / 395 pages ISBN : 978-2-07-012332-2 FORMAT : 14cm x 20,4cm
Traduction d'Olivier Le Lay Imprimer
Sur sa péniche «La Nuit Morave» au drapeau arboré à Porodin en Serbie, un célèbre auteur nécrivant plus, atteint dhyperacousie sévère, reçoit quelques disciples-témoins et porte-parole, auprès desquels, durant une nuit entière, il se raconte, relayé par leurs voix. «Sur et dans» cette profonde nuit, lourde de mystérieux dangers, se fonde le présent «récit». Un peu pris au piège de cette étrange atmosphère, nous écoutons la sonorité des mots que la traduction dOlivier Le Lay restitue par magie et essayons de leur donner sens, comme pour tenter de résister au flot associatif de cette écriture à la fois compacte et fluide, sans lois ni frontières. Entre images synesthésiques aux accents beaudelairiens, rêves et souvenirs ou notes de voyages en ex territoires recomposés, les limites de lespace et du temps sestompent et sinterpénètrent. Peter Handke nous entraîne dans le kaléidoscope de son univers poétique que paradoxalement structure lextrême précision du maniement de la langue.
À linstar de Hier en chemin : carnets, novembre 1987-juillet 1990, (traduction par Olivier Le Lay 2011), La Nuit Morave se déroule à la fois près et loin, au rythme discontinu des notes prises ça et là au cours de multiples déplacements. Par la fenêtre dun vieil autocar vrombissant, assailli dhostilité, «lex auteur» revisite des paysages désolés de terres et de ponts, des débris de Balkans de «son» Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina, effectué en 1995-1996, puis chemine, roule, vole ou vogue vers dautres contrées, désormais effacées ou fictives. Quelque part, il participe notamment à un soit disant symposium sur le bruit, doù résulte une étonnante composition sonore, assourdissante tant elle est vive et diversifiée. Autre part se dessinent des tableaux maritimes, une auberge reculée au sein deucalyptus et dautres zones indéfinies, toujours frontalières don ne sait quoi : au flou des vagabondages géographiques et des rêveries soppose tout à coup une mise au point parfaitement nette sur un buisson de myrtilles, le vol dun papillon ou encore sur un univers dobjets.
Rares sont les arrêts sur les visages, plus rares encore sur les interrelations. Esquisses, silhouettes et gestes défilent ou se superposent ; des voix tremblent, chuchotent, pleurent, hurlent ou se figent ; des yeux fixent ou se détournent, les paroles demeurent sans échange. «Tu mourras en misanthrope», profère une vieille femme allemande à «lenfant-daucun-père», «homme-sans-lieu» qui pérégrine seul de par le monde, en quête dun ancrage natal ou dune impériale toute-puissance engloutie. Pour qui tant de poésie ? Serait-elle traduite de lAbsence ? De la nostalgie de retour chez soi ou en soi jaillit une écriture de soi pour soi, absolue, jusquau «ravissement» créé dans lexacte coïncidence entre le ressenti et la trouvaille du mot, fragile moment extatique dont la présence de lautre-différent menacerait la survenue. Il est là le danger. Doù une véritable rage vis-à-vis de La Femme, étrangère ensorceleuse, qui alimente des fantasmes persécutifs et misogynes dune grande cruauté, à la mesure de lattrait quelle exerce. Bien sûr, il ne faut pas confondre lauteur dune uvre avec le héros quil met en scène, toute ressemblance avec des personnages existants serait purement fortuite.
Ces pages laissent toutefois au lecteur, a fortiori à la lectrice, limpression pénible dêtre à son tour happé(e) dans cette logique de faire valoir narcissique, comme les Dopplegänger inconditionnels embarqués sur ''La Nuit Morave'', tout en appréciant chez Peter Handke, ici comme dans ses précédents ouvrages, lincomparable peintre paysagiste, chasseur dimages et de sons de la chose écrite.
Monika Boekholt ( Mis en ligne le 24/06/2011 ) Imprimer | | |