| Lionel Duroy L’Hiver des hommes J'ai lu 2013 / 6.50 € - 42.58 ffr. / 349 pages ISBN : 978-2-290-07032-1 FORMAT : 11,0 cm × 18,0 cm
Première publication en août 2012 (Julliard) Imprimer
Reporter pour LEvénement du Jeudi, Libération, Lionel Duroy avait couvert en 1992 la guerre dans lex-Yougoslavie et avait publié alors Il ne mest rien arrivé (Voyage dans les pays en guerre de lex-Yougoslavie. Journaliste, il est aussi romancier et ses deux derniers ouvrages, Le Chagrin (2010) et Colères (2011) ont remporté un grand succès, mérité. Il y faisait entendre la voix dun homme ravagé par la douleur et la colère au cur de rapports familiaux sur lesquels il sexprimait sans tabou, réglant sans concession des comptes avec ses parents et sa fratrie dans le premier, avec son fils pour le second. Par ailleurs, il sintéresse depuis des années au sort des enfants de criminels de guerre et, au-delà de la question générale, on sent à quel point le préoccupe de façon quasi obsessionnelle la question centrale des relations avec le père. Dans LHiver des hommes, ce sont toutes les facettes de Lionel Duroy qui sexpriment.
Le narrateur, Marc, part en Bosnie enquêter seize ans plus tard sur le suicide dAna Mladic, la fille du général responsable du massacre de Srebenica. Elle sest tuée dune balle dans la tête alors que son père était au faîte de sa gloire. Dans ce suicide, Lionel Duroy voit une issue possible pour les enfants de criminels de guerre et une mise en accusation silencieuse du père puisque Ana a soigneusement choisi son arme et na laissé aucune explication ; le général, lui, a voulu y voir un assassinat.
Marc, arrive par un soir de novembre à Belgrade, pour se faire conduire, avec son interprète Boris, en Bosnie, dans cette minuscule république serbe, partie de la Bosnie assez largement ignorée en France, où la connaissance de la Bosnie se réduit à Sarajevo et à la partie musulmane. Il bénéficie du soutien dun écrivain, Ljiljana Bulatovic, qui se voue à la défense de Ratko Mladic, pour elle un héros - Le héros - serbe. Les portes lui sont ainsi ouvertes sur un malentendu, car ses interlocuteurs sont convaincus quil est de leur bord. Pendant deux mois, Marc et Boris vont rencontrer des hommes perdus, désemparés, qui se définissent comme vainqueurs puisquils ont obtenu une reconnaissance serbe, mais qui sont des vaincus dans leurs vies, dans leur enfermement volontaire, dans leur minuscule capitale de Banja Luca. Un gouvernement serbe, certes, mais corrompu et mafieux. Marc et Boris sinstallent à Pale, y rencontrent, entre autres, un écrivain, homme politique, Pavlusko Vuskovic, dénonciateur depuis toujours du péril que représentent les musulmans pour les Serbes.
Tous leurs interlocuteurs partagent cette peur haineuse de lautre et la conviction bien ancrée, renforcée par lhistoire de la Serbie, depuis sa fondation, le souvenir toujours vivant des oustachis croates et de leurs exactions durant la Seconde Guerre mondiale, que vivre avec lautre - le musulman, le croate - est impossible. Tous protègent Mladic, alors en fuite sous le coup dune accusation du tribunal international de La Haye et qui, depuis, a été arrêté. Les récits saccumulent, ceux des massacres, du regret de lattitude occidentale, du poids de la propagande anti-serbe. Combattants, ils se voient comme les ultimes défenseurs dune frontière historique entre lIslam et lOccident. Sans partager leurs analyses, Marc les entend, et leur donne la parole.
Plusieurs thèmes sentrelacent : la difficulté de revenir à un état de paix après une guerre qui a pris la pire des formes : une guerre civile. Lionel Duroy rappelle une phrase dIvo Andric, prix Nobel de la littérature, auteur du Pont sur la Drina (1945) : «Quand vient le temps de la guerre, les gens intelligents se taisent, les fous monopolisent la parole et les canailles s'enrichissent». Voici le commentaire de linterlocuteur du narrateur : «Ce nest plus la guerre, mais ce nest pas la paix non plus, ici, dans notre petite république ethniquement pure. Les fous continuent de parler et les canailles de senrichir, mais jai lespoir de pouvoir mexprimer, moi aussi, sans être certain de me faire assassiner sur un trottoir».
Le second thème, à travers lhistoire tragique dAna, que reconstitue le narrateur, est celui du devenir et de la survie des enfants de criminels de guerre ; cest aussi le cas de Jelica, épouse de linstituteur Petar, partagée entre son père, patriote serbe intraitable, Pavlusco Vuskovic avec qui elle travaille, et son mari qui a défendu jusquau bout ses élèves musulmans. Enfin, en arrière-plan, lhistoire personnelle de Marc, qui fuit sa situation familiale parisienne, la rupture annoncée avec Hélène, et linterrogation que celle-ci lui adresse par texto : «De quoi nous punissons-nous ?»
Un roman qui se passe pendant lhiver, la neige sale, le froid, lobscurité constante, la peur. Un texte prenant, une écriture tendue, douloureuse, qui dit tout le malheur de cette terre, de la perte et de labsence, de la violence des hommes. Écriture qui convient admirablement bien au sujet. Lionel Duroy éprouve la tragédie de la guerre et de laprès guerre et la fait éprouver au lecteur ; il montre un pays à la dérive, vide, la détresse des survivants, les prisons dans lesquelles ils senferment.
Le livre souvre sur la perte - «Jovo se perd dans les faubourgs de Belgrade» - et se clôt sur elle : «(
) ma voix sétait perdue». Cest aussi un récit sur la communication impossible entre les hommes, par temps de paix ou de guerre... On peut enfin le lire comme une réflexion sur lEurope : la situation morcelée de lex-Yougoslavie est-elle le dernier acte dune histoire qui est propre aux Balkans ou est-elle une figure prémonitoire ?...
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 08/11/2013 ) Imprimer
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