| Kazushige Abe Sin semillas Philippe Picquier - poche 2016 / 13 € - 85.15 ffr. / 1040 pages ISBN : 978-2-8097-1183-7 FORMAT : 11,0 cm × 17,0 cm
Première publication française en février 2013 (Philippe Picquier)
Jacques Lévy (Traducteur) Imprimer
Jinmachi, Nord Est du Japon
«La ville de Dieu», si lon se fie à la traduction ; mais ce nom un rien optimiste ne cache en fait quune petite ville provinciale, avec son «misérable tas de petits secrets».
Quoique, en ce domaine, Jinmachi soit finalement assez bien nantie. On pourrait commencer par le boulanger de la ville, le brave Tamiya, boulanger, homme daffaires
et une sorte de parrain local. Il est vrai que son affaire, après avoir prospéré avec la base américaine implantée naguère, tourne correctement. Mais Tamiya est également lié à Asô, yakuza local, conseiller municipal, propriétaire de love hôtels, dun cercle de jeux et dune entreprise de travaux publics. Ces deux hommes sont les maîtres de la ville, des maîtres discrets qui ne reculent pas devant la brutalité et le crime
Mais Tamiya a des états dâme, et Asô est dépressif ; les maîtres, vieillissants, dun monde qui leur échappe progressivement. Reste la famille, les héritiers
mais tout le monde nest pas apte à assumer un pouvoir de ce type. Et ce dautant que dans la petite ville, les murs semblent gentiment se déliter : la jeunesse dorée locale a constitué un cercle vidéo, dont lactivité essentielle est de filmer lintimité des couples illicites, et autres scènes de sexe douteux, jusque dans le collège de la ville ; les filles de bonne famille jouent avec la cocaïne ou flirtent avec les excès.
Que fait la police alors ? Les jeux pédophiles de lagent Nakayama absorbent toute son attention, et cest bien dommage. Car cette normalité tourne à laigre : les problèmes, les vrais, pleuvent ! Pourquoi ce professeur distingué, militant écologiste opposé à la mairie, sest-il suicidé brutalement, un soir ? Et comment ce jeune homme passionné de voiture et pilote de course à ses heures a-t-il pu mourir à 30 km/h dans une ligne droite ? Et quest devenu ce vieil homme qui partait le matin arroser son verger ? Des mystères, des tensions, des désirs, des haines et des calculs : Jinmachi offre un bon résumé dune société qui tourne mal, étouffant entre ses conventions, sa morale et ses désirs refoulés.
Kazushige Abe livre un portrait de la ville, et même de sa ville, nhésitant pas à se mettre en scène comme auteur en train décrire un livre sur Jinmachi
Une mise en abîme qui constitue lun des nombreux attraits de ce roman singulier, version urbaine de La Vie, mode demploi. Cette fois, ce nest plus un immeuble, mais bien une cité qui se dévoile, tant dans le regard de quelques vidéastes voyeurs que sous la plume de lauteur. Chaque personnage suit sa route, en général sinueuse, du poivrot local, vendeur de journaux et dealer de secrets, au notable inquiet de ses intérêts, en passant par la collégienne amoureuse, la professeur adultère ou le maître chanteur imprudent. Un kaléidoscope formé par des chapitres courts, passant dun personnage à lautre, et dans lequel on peut ségarer mais jamais se perdre, tant les intrigues simbriquent et se croisent.
Le côté fascinant de ce roman réside non seulement dans cet effet kaléidoscopique, qui donne au lecteur limpression dembrasser dun regard toute la vie dune communauté, mais également dans un ton clairement amoral. En effet, il ne sagit pas là de juger des défauts et perversions de chacun, mais simplement de les observer. Le lecteur devient voyeur espionnant des voyeurs. Pas de méchants ni de gentils à Jinmachi, pas de purs et dimpurs, pas de happy ends ou de sauvetage héroïque : chacun fait avec ses moyens, ses pulsions, ses limites, et tous se débattent.
Pour un lecteur francophone, le roman savère non seulement plaisant, mais surtout quasi documentaire, en ce quil offre un aperçu dun Japon contemporain inattendu, celui dune petite ville apparemment sans histoire, où chacun connaît sa place, une société dont on découvre, abruptement, les besoins et les failles : labsence dintimité, les doutes, la morale étouffante et le poids du regard des autres. Avec, au cur des attentes de chacun, le sexe, caché, contraint et obsédant. Le sexe y est à la fois un plaisir, une libération, une forme daffirmation et en même temps un loisir social : chaque fantasme, chaque envie, devient un challenge, où lidée de plaisir sefface devant celle de performance. Lamour, les sentiments, sont traités à la marge, voire comme des faiblesses ; le sexe est dabord un instrument de pouvoir, sur lautre
à défaut de maîtriser sa propre vie. On trompe et on se trompe avec entrain à Jinmachi
mais les love hôtels nont de «love» que le nom.
Sin Semillas est à cet égard un roman entomologique, où le lecteur observe chaque individu croisé dans la rue, et en découvre la part dombre. Un «livre monde», écrit dune plume quasi clinique, sans complaisance ni tabou. Impressionnant et palpitant.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 06/05/2016 ) Imprimer | | |