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De la difficulté d'être présentable à l'âge farouche
Vincent Swarte (de)   Requiem pour un sauvage
Pauvert 1999 /  14.05 € - 92.03 ffr. / 150 pages
ISBN : 2-7202-1374-8
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Chacun de nous est souvent l'hérétique d'un autre. Au Moyen Age, un tel état de fait ne pardonne guère. Ainsi le père du narrateur meurt-il un beau jour sous les coups de piques de ses poursuivants, laissant son enfant hors d'atteinte de la meute sectaire. Le nourrisson s'échappe vers la forêt où il se réfugie dans une grotte dont il ne sortira que de bien longues années plus tard. Mais avant cette renaissance, l'enfant bientôt adolescent puis homme aura appris le poids de la solitude, le tombeau du corps et la part animale qui se dissimule en tout être humain.

C'est pourtant une jolie voix féminine qui l'appelle et l'exhorte comme par magie à quitter son caveau tellurique. Il est de pires sirènes. Elle a beau être une prostituée au visage balafré, rejetée loin des cités humaines, après la mère naturelle et la mère Nature, elle apparaît comme la troisième mère et la première femme du héros. Celui-ci ne porte que le nom qu'un ami lui attribuera plus tard, en vertu de sa bestialité : Pierrelech-Mangechien. Peu imbu de lui-même et réfractaire à toute vanité, le sauvage se reconnaît lui-même dans un dessein ornant les parois de la grotte périgourdine que lui révélera une chandelle prêtée par la putain : un homme-canard à la posture grotesque, tourmenté de surcroît par un bison éventré !

Malgré sa laideur et son incompréhension du monde, ou peut-être à cause d'elles, Mangechien, appelé par l'air du large, n'hésite pas à larguer les amarres de son rocher "stalagmiteux" et à s'aventurer dans le monde des hommes, tel le Zarathoustra nietzschéen descendant de sa montagne pour apporter la sagesse aux citadins. Mais les surhommes sont souvent mal compris : notre sauvage essuie rebuffade sur rebuffade, se défend bec et ongles contre les malotrus à "l'âme hirsute" qui le malmènent et se retrouve en rupture de ban. Ne peut pas devenir impunément anthropophage qui veut !

Par l'effet rétroactif de la nostalgie, la grotte protectrice lui paraît alors comme un havre de paix éloigné de la barbarie et de la violence des hommes : "ceux-là sont experts en barbarie permise : la chasse, les tournois, la guerre. Que préfères-tu? L'horreur à visage découvert ou celle des hypocrites" ? En 1245, aux abords de Sarlat, seule une rencontre avec un chevalier troubadour, son second père, qui l'initiera aux joies du langage et de la poésie le dissuade de s'en retourner dans la cécité pierreuse et sécurisante de ses origines. Mais le plaisir ne pouvant durer, par définition, ces moments de détente et de découverte ne sauraient persister bien longtemps. A l'instar des mères ou des femmes qui finissent toujours par disparaître, tôt ou tard, il est du destin des pères d'être occis. Si cela permet d'habitude, psychanalyse aidant, au fils d'assumer son identité, ici la mort du père de substitution, brutale et injuste, ne sert qu'à armer le bras vengeur de son descendant.

Et notre homme-canard, "autruche visionnaire", de découvrir les vertus sanguines du combat rapproché et de la guerre. Une vocation surgissant souvent pour moins que cela, le massacre de dizaines de personnes dans le château de Crayac l'amène à exporter ses talents nouveaux jusqu'en Terre sainte, où l'on croise moins les doigts que le fer. Peut-on toutefois se contenter d'échanger un Sépulcre contre une caverne ? L'appel des senteurs de la forêt, le cri de la terre fécondable, la béance du grand vide céleste peuvent-ils se faire si facilement oublier ? Après de multiples détours, Mangechien ne peut que s'en retourner chez lui. Dans cette grotte où repose, tapi dans une obscurité multiséculaire, un extraordinaire bestiaire peint par les ancêtres du petit d'homme.

Fort judicieusement, l'auteur brouille les pistes en contaminant ce récit rupestre par trois extraits de journaux du XXème siècle qui mettent l'accent sur la banalité de la violence entretenue par les hommes policés. Une question lancinante se développe alors que chacun aura bien du mal à réprimer en son for intérieur : où donc commence la violence (dans la fin de l'animalité, au sortir des grottes) ? Où finit-elle (dans le délabrement des villes) ? La thèse inverse n'est-elle pas plus plausible ? Récit littéraire transmué en une mise en accusation socio-politique de nos moeurs, Requiem pour un sauvage nous renvoie à une multitude de références, tant littéraires que philosophiques.

Mais il n'est besoin d'aucun bagage culturel présupposé pour se laisser aller au plaisir de la suggestion que distille ce texte. Que nous importe si y affleurent les prisonniers de la caverne imaginée par Platon au livre VII de La République ? Si le Robinson (ou les limbes du Pacifique) de Tournier paraît rivaliser de désespoir puis de désenchantement altruistes avec Mangechien ? On peut bien encore, de manière plus contemporaine et moins conceptuelle, voir dans ce livre un écho au Père de nos pères de Werber, consacré à l'origine de la condition humaine : toutes les pistes se valent et donc s'annulent. Sans compter celles que nous ne recensons pas. L'agrément que procure le livre de Vincent de Swarte est en fait ailleurs : dans ces mystérieuses correspondances (entre humanité et bestialité, amitié et trahison, beauté et carnage) qui accentuent la charge dramatique inhérente à tout "requiem" et s'essaient, jusqu'au bout de la clarté de quelques chandelles, à faire de l'existence humaine un chant ininterrompu. C'est ainsi que la foi peut paradoxalement s'aménager une place dans le savoir. L'Esthétique conquérir ses caractères de noblesse sur la vie végétative.

De manière plus pamphlétaire, l'auteur s'ingénie ici à créer des passerelles surprenantes entre nature et culture, entre religion et athéisme : si toute douceur est une violence masquée, n'est-ce pas finalement le même "leurre d'éternité" qui travaille toutes ces catégories comme si depuis l'aube des temps chaque être singulier refusait son engloutissement dans le grand Tout ? Paul Valéry se plaisait à remarquer : "revenir à soi, c'est revenir au monde, c'est-à-dire à autre chose que soi". Artiste de la différence et observateur à l'acuité critique suraiguë, Pierrelech-Mangechien est ce philosophe des ombres qui n'en revient pas d'être parvenu à exister. Cet esprit souterrain déçu par l'altérité et le vaste gâchis du monde qui s'octroie le luxe de préférer, après vérification, la solitude existentielle à l'isolement topographique.


Frédéric Grolleau
( Mis en ligne le 20/09/1999 )
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