|
Littérature -> Romans & Nouvelles |
| Tahsin Yücel Vatandas Le Rocher - Terres étrangères 2004 / 19.90 € - 130.35 ffr. / 168 pages ISBN : 2-268-05041-6 FORMAT : 14x23 cm Imprimer
Montesquieu disait ses vérités dans la bouche des perses Usbek et Rica ; Tahsin Yücel, éminent et très francophile écrivain turc, dit les siennes sur les murs des toilettes publiques
La comparaison ne sarrête pas là, car le philosophe français comme le sémiologue turc partagent dans leurs uvres un goût pour le dialogue : là une correspondance, ici un monologue déguisé en dialogue avec un interlocuteur anonyme et silencieux : lécrivain, le lecteur, nous. Le tout dans un but dédification philosophique.
Vatandas sapparente en effet au genre du discours édifiant. Platon nest pas loin, que cite T. Yücel incarnant son propos dans la geste dun écrivain étrange, fort semblable à léclairé de la caverne. Vatandas alpague dans un café un écrivain et commence à lui parler, à lui raconter sa vie et cette oeuvre étrange, méthodiquement écrite sur les murs des Water. Toilettes à la turque !...
Là, lécrivain, fort de sa solitude et de son anonymat, produit une uvre à ses yeux solide et valable. Cest son medium, le support de son choix. «Je madresse à mes semblables énergiquement, avec les mots sincères et concrets dun homme conscient, dans le lieu où ils sont le plus intimement avec eux-mêmes, là où lon néprouve pas le besoin de cacher la vérité ou de nier le mensonge», explique-t-il (p.165). Il rend compte ailleurs des «sentiments secrets et profonds de ceux qui empoignent le crayon dans les toilettes publiques ; dans ce lieu à la fois fermé et ouvert à tous, la plupart de ces écrits sont léclosion de grandes solitudes désireuses de briser les chaînes originelles» (p.25).
Vatandas campe lécrivain dans son essence, que les quatre murs étroits des toilettes libèrent plus quils ne lenfermeraient. Il écrit librement, débarrassé des parasites que sont la soif de renommée, les tribunes voyantes, les stratégies éditoriales, lépuisement des idées ânonnées et des mots répétés. «Poète du peuple silencieux» (p.77), il affirme : «Moi, je hais le bruit, je veux aller du bruit au mot, du mot au silence, je veux partager mes idées avec les humains comme on partage le pain et loignon» (p.18). Comme lexpression étrangement démocratique dun homme que le troupeau effraie pourtant et qui se place aussi en héros nietzschéen, un brin misanthrope, caché dans sa cabine, rétablissant les vérités, redressant les torts
Mais, semblable à ceux qui salissent les murs dinjures, de libidos débordantes ou de considérations politiques radicalisées, il écrit aussi là pour se soulager. Lieu idoine, les toilettes incarnent une fonction éminemment cathartique. Car Vatandas y vient dabord pour se laver de ladultère ou pour se soulager du lest du travail, les tracas journaliers au bureau
Tahsin Yücel, enfin traduit en France grâce aux éditions du Rocher, exprime de façon littéraire les questionnements du linguiste et du professeur de lettres quil est : sur la fonction de la langue, celle de la littérature, donnant à ce récit étrange et séduisant, une profondeur et des niveaux de lecture multiples. En attendant que dautres de ses romans et essais ne soient traduits chez nous, on lira et relira donc ce monologue/mille feuilles !...
Bruno Portesi ( Mis en ligne le 03/05/2004 ) Imprimer | | |
|
|
|
|