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Littérature -> Romans & Nouvelles |
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Voyage autour de l’écriture | | | Eric Chevillard Oreille rouge Les éditions de Minuit 2005 / 14 € - 91.7 ffr. / 158 pages ISBN : 2-7073-1894-9 FORMAT : 14x19 cm Imprimer
Oreille rouge, le quatorzième livre dÉric Chevillard, sappuie une fois encore sur un conflit, celui de lici et de lailleurs. Le héros en est un écrivain qui se voit invité en résidence au Mali.
Comme dans tous les romans de lécrivain, il ny a pas vraiment dhistoire, pas de narration du moins. Le livre repose sur des descriptions, des réflexions, des comparaisons. De courts paragraphes se succèdent, reliés librement entre eux. Une trame est loccasion de digressions variées sur lécriture, lAfrique, sur le voyage et notre société.
Depuis plusieurs romans, Chevillard semploie à rompre avec les conventions littéraires et à détruire les genres : parodie du roman daventure dans les Aventures du capitaine Cook, de lautobiographie dans Du hérisson, du conte dans Le Vaillant petit tailleur, du récit de voyage dans ce nouvel ouvrage. Cest, par ce biais, sa propre vision de la littérature qui se dessine : une littérature qui se situe loin de celle de lego étalé sur la place, loin de la plaisanterie facile et du sujet médiatique. Il a lélégance de lironie.
Le cliché est à la base du livre. Celui-ci ne pouvant être évité dans un genre si éculé que le récit de voyage sérieux, il ny a quun moyen den sortir, le prendre comme matière première de la littérature. Les proverbes africains ne manquent pas de sel mais ils valent ceux de Vialatte et, proposés en liste, ils perdent tout caractère authentique : «Voici un petit moment quOreille rouge nous promène en Afrique et toujours pas de baobab ! Ca commençait à devenir suspect, son petit voyage.» Et dironiser sur les petits faits vrais qui doivent nécessairement apparaître dans les récits du genre ainsi que sur le lecteur qui les réclame. Ceui-ci est souvent mis à contribution et interpellé, ou au contraire le narrateur prend la parole en son nom : «Nous feignons volontiers dêtre dupes de lillusion romanesque mais sil sagit de reportage nous sommes en droit dattendre des preuves». Une porte souvre ainsi entre le narrateur, le romancier et le lecteur véritable en un combat ludique.
Ce regard distancié du narrateur permet dintroduire une fine satire du comportement du touriste visitant lexotique, toujours prêt à la découverte, toujours à laffût du nouveau et de limprévu, de laventure et surtout du dépaysement : «Je passerais volontiers le restant de mes jours dans un de vos jolis petits greniers à mil», sécrie-t-il. «C'est-à-dire quil y tiendrait une heure puis ferait jouer son assurance rapatriement». Lorganisation du livre en trois parties (avant le départ/ le voyage/ le retour) nous fait suivre cet insupportable vantard laissant tomber dans la conversation son prochain départ puis se présentant à son retour comme le spécialiste de la question après une expérience vide et prévisible sur place.
Le touriste se gorge dexotisme : «Tout le monde ici dit vache. [
] Oreille rouge est le seul à dire zébu. Mais il ne sen prive pas. Zébu, zébu. Il le dit beaucoup, aussi souvent que possible, et parfois même hors contexte. Zébu, zébu.» Mais il sexpose à des désillusions dans sa recherche de «lauthenticité» : Toka, le spécialiste ès hippopotames qui doit amener Oreille Rouge les voir, le jeune garçon autochtone et authentique apprend par cur ses commentaires dans une encyclopédie (comme tel grillot sénégalais distillant sa sagesse populaire à la radio préparait naguère ses interventions aux Archives nationales).
Mais cest également une satire de lécrivain. Le héros, dès avant son départ, sest procuré un petit carnet de moleskine, véritable protagoniste du livre, pour y consigner ses pensées, ses expériences et servir de base au grand poème quil prépare : «Afrique, Afrique. Comme il empoigne son sujet ! Comme il le nomme ! Il y a là un rythme qui sébauche, entendez-vous, dans le redoublement de lapostrophe : Afrique ! Afrique ! [
] Et le chant va déferler comme locéan, comme la horde des gnous, ample, majestueux, sonore.» Mais cela nira jamais plus loin que répéter le nom du continent. Ce sont ainsi bien des illusions qui disparaissent. LAfrique ne se trouve peut-être pas plus sur place que le poème recherché dans le nom du continent. La valeur dune vie ne tient pas forcément dans laction : «il fait quelque chose de sa vie puisquil est en Afrique. [
] Il ne sera pas resté tel un cul de plomb dans la région où le hasard la vu naître.» Dailleurs a-t-on besoin de connaître lAfrique pour donner dans lafricain ? Le conte touareg (p.106) sent le connaisseur, celui qui est allé recueillir les traditions orales chez les Anciens. Il est persan. Si bien des récits de voyage restent dans les clichés, ne peut-on pas les éviter en traitant lAfrique de chez soi et en se recréant un voyage dans son propre imaginaire comme l'avait fait Roussel ?
Chevillard donne limpression de parfaitement contrôler son texte en restant dune désinvolture totale. Son écriture est sobre sans être sèche : pas de pose, pas de familiarité. Rien ny est sérieux. Les animaux étranges et globuleux font ses délices : éléphant, girafe et hérisson dans ses romans précédents, hippopotames dans celui-ci. Le paradoxe est omniprésent pour introduire le lecteur dans le monde de la satire et de lironie. Chevillard a le don de retourner les logiques («Lélectricité ne saventure pas où la nuit est trop noire»), de partir dun fait pour létayer et lexagérer jusquà labsurde («Et jai vu des hippopotames ! [
] On jurerait quil a adopté un petit. [
] Je lai provisoirement installé dans ma baignoire. Sa mère me la confié avant de mourir. Jai encore dans loreille sa plainte déchirante. Jai vu chavirer lAfrique dans son il révulsé.»). Rien nest alors stable dans le monde de Chevillard, tout peut être autre chose : «certaines branches imitent des serpents pour décourager les bûcherons, dans lesquelles senroulent de gros serpents qui affectent laspect de branches pour tromper les chasseurs». Preuve quune littérature de qualité peut être ludique et drôle.
Rémi Mathis ( Mis en ligne le 16/03/2005 ) Imprimer
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