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Zone de Lecture Prioritaire | | | Jean-François Paillard Pique-nique dans ma tête Rouergue - La Brune 2006 / 16 € - 104.8 ffr. / 219 pages ISBN : 2-84156-786-9 FORMAT : 14,0cm x 20,5cm Imprimer
Jean-François Paillard est sans doute lune des voix les plus singulières du roman français contemporain. «Voix» plutôt que style, car quelque chose sinstalle derrière les yeux, dès les premières phrases, et, du dedans, cela parle, dérape, hésite, revient, sinterrompt, reprend, indéfiniment. «Singulière», parce que rares sont les auteurs aujourdhui qui, sans cynisme ni complaisance, misent sur le Roman pour une confrontation à complexité égale avec le Réel, et gagnent leur pari. «Contemporain» puisque nous sommes ici plongés dans la dimension zéro dun présent désespérément itératif et repu de sa propre vacuité ; dans cet Empire qui, par définition, ne peut quempirer ; dans ce «monde imminent», le nôtre.
Sous le naturel apparent qui caractérise lécriture de Pique-nique dans ma tête se dissimule une prose éminemment exigeante, et, malgré son découpage en courts chapitres, ponctués de monologues livrés par à-coup, luvre est régie par une étonnante cohésion interne. La syntaxe de Paillard est un ciment à prise rapide : elle est inextricablement liée à une énonciation diffractée et à une narration pour le moins déroutante. Ces trois aspects, que tout concourt pourtant à atomiser, font bloc, corps et sens.
Après avoir dit cela, rien na encore été révélé du fond du propos, dune simplicité qui pourrait être qualifiée denfantine, si lenfance ny était si malmenée. Le fond du propos donc, cest le retentissement des discours sécuritaires, hygiénistes, normalisateurs, nivellateurs sur nous, les Derniers Hommes. Cest cette société où les ados, les créatifs, les managers et les précaires en oublient quils ne sont que des mortels, à force dappliquer aux victimes de leurs jeux vidéos, à leur portable ou à leurs contrats la même devise : «Un de perdu, dix de retrouvés». Cest cette consultation où le généticien vous évoque froidement un «risque» hypothétique et vous livre un package «cas de conscience» quand, les mains sur un ventre déjà pulsatile, vous ne voudriez entendre que le mot «vie».
Jean-Luc Prieur, le narrateur, éprouve des difficultés à remonter à la surface. Son angoisse, il la transbahute jusque chez son éditeur, qui la convié à participer, avec sa petite famille, à une partie de campagne. La pression augmente lorsquil sagit de rendre des comptes sur ce quon écrit en ce moment, un roman ? Tiens tiens, et ça raconte quoi ? Du coup, Jean-Luc manuvre un repli, en se réfugiant dans un coin de cauchemar bien à lui, cadre de son prochain opus : une contre-utopie urbanistique, entre ghetto de Varsovie et Zone de Regroupement Prioritaire futuriste. Mais, nonobstant leur cinq mètres de hauteur, les cloisons de cet enfer aseptisé sont moins étanches que le croit Jean-Luc et, bientôt, réalité et fiction se superposent sans solution de continuité.
Pique-nique dans ma tête est une tranche démotion pure, portée par une oralité vibrante, qui nous donne à penser notre rapport à la gestation (dune uvre, dun destin) face à cette galopante obsession de sélection qui nous est imposée à chaque échelon de lexistence, dès lutérus. Cest surtout un livre-piège, magistralement verrouillé. Il ne se ferme et ne souvre quà la dernière page.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 24/11/2006 ) Imprimer | | |