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Jules Verne, un mythe littéraire ? | | | Lucian Boia Jules Verne - Les paradoxes d'un mythe Les Belles Lettres 2005 / 19 € - 124.45 ffr. / 301 pages ISBN : 2-251-44282-0 FORMAT : 15x23 cm Imprimer
Luvre de Jules Verne est hybride, ou du moins, fut ressentie comme telle : destinée aux jeunes, et en particulier aux garçons, elle conquiert pourtant, avec le temps, un public bien plus large, en lui donnant le goût de lanticipation. Homme de son temps, Jules Verne aura donné aux rêves des saint-simoniens et des socialistes utopiques (pour reprendre lappellation bêtement méprisante de Marx et Engels) un corpus littéraire de choix.
Mais ignoré de ses contemporains, ou cantonné dans une sous littérature, il fait office dinconnu du panthéon littéraire
Sa gloire ne se révèle que dans les années 70. Il devient une référence, tardive, et lon commence à édifier sur luvre vernienne un temple aux assises imposantes (le grand homme, le vulgarisateur génial, le père de la SF, le moraliste laïc adepte dun progrès bénéfique, le positiviste
). Si lhommage finalement rendu était légitime, est-il pour autant réaliste ? Ou plutôt, quels sont les fondements des «voyages extraordinaires» et du «mythe vernien» en général ? Cest à cette question quentend répondre Lucian Boia, professeur dhistoire à luniversité de Bucarest et spécialiste des mythes (on lui doit, entre autres, une belle étude sur le millénarisme et une autre sur lespace) et de leur rapport à lhistoire comme à la littérature.
En suivant la thématique du mythe littéraire confronté à la réalité du texte et de lauteur, Lucian Boia questionne, au long des chapitres, les sources des Voyages extraordinaires. On y croise un Jules Verne vaudevilliste plutôt quécrivain, géographe (et explorateur frustré ?) plutôt quhomme de lettres, et surtout, un homme de son temps, avec ses pulsions, ses opinions, et des idées relativement conservatrices (à cet égard, le père du progrès en littérature est plus proche du conservatisme catholique, même rallié à la république, que du positivisme athée). Perçu comme le chantre de la modernité en avance sur son temps, Jules Verne aura en définitive partagé nombre didées reçues de ses contemporains (ce qui est tout à fait légitime, du reste) et propagé dans sa littérature une conception du monde banale au XIXe siècle. Lenquête est à cet égard sans appel : Lucian Boia nous découvre un Jules Verne chauvin, engagé dans les querelles de son époque, antidreyfusard partageant les stéréotypes antisémites en vogue à la fin du XIXe siècle et convaincu de la supériorité européenne (mais lIndien anarchiste Nemo reste une énigme !) comme des bienfaits de la colonisation (Jaurès lui-même a laissé des textes édifiants sur la question
). Néanmoins, Lucian Boia sait aussi faire la part des légendes, comme celle de lhomosexualité refoulée de lauteur dune uvre où la femme paraît si peu.
Il sagit en quelque sorte dune déconstruction (pour parler chic) du mythe vernien, qui touche aux tréfonds même de luvre : en effet, dans un chapitre édifiant, Lucian Boia ne craint pas déclairer les relations complexes entre lauteur et son éditeur, Jules Hetzel, lequel a ses entrées (et plus) dans les romans de son poulain. Les Voyages extraordinaires sont en effet le résultat, plus que dune simple collaboration, presque dune symbiose entre les deux hommes, le sens commercial de lun tempérant les fantaisies de lautre. On le voit à loccasion de quelques grands romans, comme Cinq semaines en ballon ou 20 000 lieues sous les mers. Ainsi, Jules Verne fut le visionnaire tant vanté (et encore de nos jours), qui élabora la conquête de la Lune ou encore le sous-marin ; une sorte dinventeur qui se contentait de rêver le futur ? Si son uvre fait la part belle aux découvertes et inventions récentes (Jules Verne sait se tenir au courant des dernières avancées du progrès technique, et construit ses histoires à partir des dernières inventions), il nen est pas pour autant un ingénieur et ne revendique quune imagination littéraire. Verne est lhomme du vraisemblable, non lartisan du possible.
Lessai se lit très agréablement : Lucian Boia sait entraîner son lecteur dans un «voyage extraordinaire» sur le continent vernien, alternant les citations, les références, les analyses, le tout avec une érudition enthousiasmante. Cela ressemble à une biographie, mais une biographie partant de luvre pour restituer lindividu (et non linverse : lanti Sainte-Beuve en sorte !). La démarche est originale, quoique par endroit discutable : loin de chercher à comprendre ce qui fait le succès des ouvrages et leur actualité, Lucian Boia entreprend plutôt den démonter les artifices, et de jeter une lumière crue sur un écrivain. Une biographie naturaliste donc ? Gare au procès dintention : il est bon de revenir aux Voyages extraordinaires. On peut également regretter labsence dune mise en perspective historique : quid des utopistes, du positivisme et, en général, de tout ces courants issus du saint-simonisme auquel on rattache Verne, contexte bien oublié de nos jours ? Le bilan reste positif, même si la statue du commandeur Verne nen ressort pas indemne : le mythe du grand écrivain, désormais écorné, sefface finalement devant luvre. Cette biographie vériste et convaincante savère ainsi une invitation à la lecture ou à la relecture éclairée dune inspiration qui garde un charme indiscutable.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 24/01/2005 ) Imprimer
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