L'actualité du livre Mardi 16 avril 2024
  
 
     
Le Livre
Littérature  ->  
Rentrée Littéraire 2021
Romans & Nouvelles
Récits
Biographies, Mémoires & Correspondances
Essais littéraires & histoire de la littérature
Policier & suspense
Classique
Fantastique & Science-fiction
Poésie & théâtre
Poches
Littérature Américaine
Divers
Entretiens

Notre équipe
Essais & documents
Philosophie
Histoire & Sciences sociales
Beaux arts / Beaux livres
Bande dessinée
Jeunesse
Art de vivre
Poches
Sciences, écologie & Médecine
Rayon gay & lesbien
Pour vous abonner au Bulletin de Parutions.com inscrivez votre E-mail
Rechercher un auteur
A B C D E F G H I
J K L M N O P Q R
S T U V W X Y Z
Littérature  ->  Essais littéraires & histoire de la littérature  
 

Quelque chose de nietzschéen en Nabokov
Anatoly Livry   Nabokov le nietzschéen
Hermann - Savoir : lettres 2010 /  34 € - 222.7 ffr. / 298 pages
ISBN : 978-2-7056-7055-9
FORMAT : 14cm x 21cm

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.
Imprimer

Vladimir Nabokov (1899-1977) ne s’est jamais proclamé le disciple de personne : son souci, libéral aristocrate, d’indépendance, une forme de pudeur, de dignité ou de bienséance, de bon goût, expliquent son dégoût pour les manifestes et la littérature engagée ; mais il faut compter aussi sans doute son goût du jeu et son plaisir de «balader» le lecteur naïf… Nabokov cependant savait admirer à l’occasion, et quelques-uns de ses héros nous sont connus : son père, avocat et intellectuel libéral, grande figure du parti constitutionnel-démocrate (K.-D. ou «cadet») russe, assassiné en exil à Berlin par un fanatique, resta pour lui l’objet d’une pudique piété filiale et un exemple de culture humaniste et de courage ; sur le plan littéraire (plan essentiel dans la pensée d’un écrivain), Pouchkine est sans doute l’incarnation d’un idéal artistique et d’une synthèse réussie de russité profonde et d’appartenance à la tradition européenne des lettres ; il y eut aussi le poète Tioutchev, Gogol, sans doute aussi Tourguéniev... et le contemporain Andreï Biely. Sans parler des admirations étrangères, car Nabokov se voulait européen et cosmopolite. A côté de Joyce et Proust, il faudrait citer (Anatole Livry nous le rappelle) Jack London.

Mais il y eut aussi Nietzsche. Rarissimes sont chez Nabokov les mentions explicites de son nom ou des titres de ses œuvres, mais par ces quelques allusions, reprises par les biographes, nous savons que le jeune Vladimir découvrit dès ses années de gymnase, comme nombre de jeunes Russes et Européens du début du 20ème siècle, celui qui philosophait «à coups de marteau» et qu’il reprit cette lecture pendant la Révolution, à la veille de son départ en exil. Le projet d’Anatole Livry est de montrer que cette lecture marqua durablement Nabokov et que son œuvre d’écrivain en manifeste à qui sait le voir l’influence profonde, au point que l’écrivain peut apparaître avant tout comme un nietzschéen aux prises avec le 20ème siècle.

Après avoir rappelé les quelques indices d’une lecture précoce et enthousiaste de Nietzsche par le jeune Russe (un fait relativement banal dans son milieu à cette époque et en Russie), Livry teste son hypothèse sur les écrits de Nabokov : principalement, il faut le dire, sur Le Don et, secondairement sur Ada, La Défense Loujine, L’Extermination des tyrans ou L’Invitation au supplice. Dans la mesure où sa lecture met au jour des parentés de pensée et des analogies de situation avec des passages de Nietzsche, Livry aurait pu ajouter à sa liste Lolita, qui, après tout, se prête à une lecture toute d’ironie nietzschéenne sur la féminité, le désir et la raison, l’éros et la sublimation, le professorat, l’institution scolaire et universitaire, sans oublier la morale et le conformisme bien-pensant.

La structure du livre est ternaire. Dans un premier temps, Livry montre la présence du thème nietzschéen du «dernier homme» dans l’œuvre du disciple russe : sous les traits de Nikolaï Tchernychevski, célèbre écrivain populiste et «réaliste» du milieu du 19ème siècle, Nabokov aurait représenté la déchéance intellectuelle et existentielle de l’occidental décadent, du savant à l’esprit étriqué et aux idées profondément nocives, incapable en particulier de comprendre la nature de l’art qu’il réduit à une fonction sociale «utilitaire» d’expression des «idées» progressistes… Nietzsche ici ne fait que reprendre la critique brillante de Théophile Gautier et l'on pourrait demander à Livry pourquoi il fait de la caricature de Tchernychevski un indice de nietzschéisme : sa réponse serait sans doute que chez Nabokov cette critique s’articule au thème «grec» du philologue Nietzsche. Livry insiste sur les passages de Nabokov qui peuvent se lire comme des reprises de la polémique nietzschéenne contre Socrate, son optimisme, son démocratisme, son intellectualisme abstrait… Cela conduit Livry à toutes sortes de mises au point qui peuvent apparaître comme des digressions sur la pensée de Nietzsche ou sur la culture grecque antique.

Dans un deuxième temps, il est question des «Précurseurs et disciples du héros ‘anti-nietzschéen’ de Nabokov» : Livry reprend surtout sa lecture du Don et souligne le parallélisme entre la généalogie de Tchernychevski (rationalisme «socratique», égalitarisme sentimental de ressentiment chez Rousseau, optimisme des Lumières selon Lessing) et celle du dernier homme selon le Zarathoustra de Nietzsche, et oppose la valorisation chez Nietzsche et Nabokov d’une autre tradition (Voltaire, etc.). Ces parallèles ne sont pas sans intérêt, mais pourraient sembler trop vagues pour justifier l’affirmation d’un nietzschéisme : Livry va cependant trouver de menus détails qui ne sont sans doute pas de simples coïncidences et plaident dans le sens de sa thèse : ainsi le dernier homme se nourrit-il parfois de noix, chez Nabokov comme chez Nietzsche, source probable de l’idée.

Dans un troisième temps, Livry présente «le plat pays» des romans de Nabokov, mise en scène et en intrigue de la platitude dangereuse de la pensée, de l’idéalisation des masses présentées en victimes opprimées et en modèle de l’avenir, du nivellement égalitaire, de la politique violente de l’Etat (plus ou moins totalitaire partout) à l’égard des corps et des esprits, qui menace le meilleur de la civilisation occidentale. Face à ce meilleur des mondes, à cette utopie du dernier homme réalisée, la grande santé du nietzschéisme commande de réagir en guerrier : et avant d’exterminer les tyrans, peut-être faut-il les dénoncer et les ridiculiser, tout en établissant leur généalogie. Comme Nietzsche, Nabokov se méfie de l’Allemagne et de son rôle lourdement scientifique et «universitaire» dans la formation des idéologies, et le «don» (Gift) que cette Allemagne a fait en Tchernychevski à la Russie et en Marx au monde, est aussi un «poison», selon le jeu sémantique que permet le basculement de l’anglais à l’allemand. La lutte à laquelle invite Nabokov (à bon entendeur, salut !) passe aussi bien par le russe que dans l’anglais que Nabokov apprit très jeune : l’enjeu est de sauver la possibilité d’une langue honnête, condition de la pensée. Il en est ici de Nabokov comme d’Orwell et de bien d’autres !

Les rapprochements opérés par l’étude d’Anatole Livry convaincront sans mal tout lecteur de Nietzsche que l’influence de ce dernier est présente dans l’œuvre et la pensée de Nabokov. Les longues démonstrations du livre ne dissipent pas tout à fait un sentiment de ''survalorisation'' de l’influence nietzschéenne, peut-être même alimentent-elles cette impression. Car si certaines «coïncidences» semblent en effet troublantes (Livry fait là un travail important de «déchiffrage» du sens de détails apparemment anodins), elles ne sont pas si nombreuses que cela et la longueur des explications de Livry peut donner l’impression qu’il sur-interprète de rares passages de romans, qu’il convoque plusieurs fois d’ailleurs ; il n’en reste pas moins que les «explications» sont plausibles et qu’il est fort possible que Nabokov ait joué avec nous le jeu subtil et ambigu des petits indices (allusions claires pour le lecteur distingué)…

Certes la thèse est aussi prouvée, et même prouvée surtout, par l’esprit de Nabokov (élitiste, artiste, joueur) et la présence de certains thèmes. Mais ces thèmes ne sont pas tous spécifiques au seul Nietzsche et l'on sait que la culture de Nabokov était vaste. D’autre part, certaines positions de Nietzsche n’apparaissent pas apparemment chez Nabokov (du moins Livry n’étudie-t-il pas la question) : l’éternel retour, par exemple, ou la question (disputée) de la «volonté de puissance», sans compter bien des analyses psycho-sociales de Nietzsche sur son temps et sur l’histoire de l’Europe ou de la religion. Est-ce l’indice de l’absence de reprise de ces questions chez Nabokov ou un choix de la part de Livry ? Dans un cas comme dans l’autre, il faudrait s’expliquer. Aussi a-t-on parfois le sentiment d’une démonstration un peu excessive, avec des développements parfois trop longs pour ce qu’ils apportent et des oublis problématiques. Si donc par «Nabokov le nietzschéen» on entend qu’il y a une part de Nietzsche dans Nabokov, on l’accordera sans mal à Livry. C’est sûrement l’intention de l’auteur, mais il nous semble qu’il aurait été éclairant de souligner que cette influence indéniable se conjuguait à d’autres, comme à celle du Tourguéniev de Roudine ou de Pères et fils. Il aurait aussi été intéressant de resituer le rôle de Nietzsche chez Nabokov en revenant, avec la vaste littérature spécialisée, sur la place de cet auteur en Russie de l’âge d’argent et dans la génération de Nabokov.

L’œuvre de Nabokov est de toute évidence porteuse d’une distance critique et d’un regard cruellement ironique, non dénué d’inquiétude tragique, sur la société de son temps (aussi bien dans le «monde libre» qu’en URSS !) et sur les tendances «lourdes» d’une évolution que nous nommons par facilité «démocratisation», «progrès» et «modernisation». Exilé pour toujours de la Russie de sa jeunesse dorée, l’écrivain cosmopolite ne s’est jamais vraiment senti chez lui nulle part ailleurs, que ce soit aux Etats-Unis ou en Suisse. Si ce n’est peut-être dans la littérature et dans une langue russe «pure», protégée des soviétismes et de la langue de bois : et là encore faisait-il preuve d’une sorte de défense complexe, avec plusieurs coups d’avance (au sens où il parla de «défense Loujine» aux échecs). Livry donne des arguments intéressants pour relier l’attitude de Nabokov moins à un scepticisme ludique et individualiste (masque que Nabokov emprunta souvent) qu’à un héroïsme aristocratique, menacé par la tentation du désespoir : une tentation conjurée par l’acte créateur et l’ironie mordante. Si cette attitude de Nabokov ne fut pas l’apanage de Nietzsche, il semble bien que ce dernier l’ait incarnée plus que tout autre aux yeux de Nabokov et de façon convaincante.


Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 05/01/2011 )
Imprimer
 
SOMMAIRE  /  ARCHIVES  /  PLAN DU SITE  /  NOUS ÉCRIRE  

 
  Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
Site réalisé en 2001 par Afiny
 
livre dvd