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Littérature -> Essais littéraires & histoire de la littérature |
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Sainte-Beuve, témoin de son temps | | | Wolf Lepenies Sainte-Beuve. Au seuil de la modernité Gallimard - Bibliothèque des idées 2002 / 25.90 € - 169.65 ffr. / 518 pages ISBN : 2-07-075621-1 Imprimer
Charles Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) pose un problème fort intéressant : il appartient incontestablement à lhistoire de la littérature, sans être pourtant ni romancier, ni poète, ni dramaturge, ni même orateur, épistolier, mémorialiste ou moraliste. Il est simplement critique; le seul critique dont le nom soit assuré de rester. Ni avant, ni après lui, on ne trouve rien qui souffre dêtre comparé au monument quil a patiemment élevé en rédigeant chaque semaine ses fameux Lundis.
Certes, tout nest pas dégale valeur; mais, une fois ouvert au hasard lun de ces cinquante ou soixante volumes, il est difficile de ne pas tomber sous le charme. La diversité des sujets abordés a de quoi confondre. Tous les grands sont là, de Villehardouin à Flaubert, mais celui quAnatole France appelait «notre Saint-Thomas» na jamais caché sa prédilection pour les petits maîtres, les auteurs du second rayon qui font la substance de la vie littéraire ; et lart avec lequel il sait ressusciter tous ces fantassins de la littérature suffirait à lui seul à expliquer que, près de cent cinquante ans après leur parution, ses ouvrages soient toujours lus avec plaisir et profit.
Pour parler de Sainte-Beuve, Wolf Lepenies possède le double avantage dêtre non historien de la littérature mais sociologue, et de bénéficier, en tant quAllemand, de ce recul qui donne plus de poids aux jugements. Si, comme il laffirmait dans un ouvrage qui fit du bruit en son temps, les sciences humaines constituent une troisième culture, à mi-chemin des sciences et des humanités, on comprend quil se soit intéressé à Sainte-Beuve, quil lui arrive parfois de qualifier de sociologue.
Sainte-Beuve, Au seuil de la modernité vient nous rappeler opportunément que lauteur de Port-Royal a dabord été un grand témoin de son temps et que son oeuvre constitue un document sans équivalent sur cinquante ans de vie intellectuelle française (1820-1870). Comme lindique le sous-titre, cest dun épisode de lhistoire de la modernité quil est question à travers Sainte-Beuve: pour celui-ci, les Modernes lont définitivement emporté sur les Anciens et en dépit de son goût pour les classiques et pour son «cher dix-septième siècle», il se comptait lui-même, peut-être à contrecoeur, parmi les modernes.
A partir du moment où il renonça à la création littéraire proprement dite (autour de 1840) pour se consacrer exclusivement à la critique, Sainte-Beuve mena une vie de reclus, tout entière vouée à létude : hormis le lundi, la maison de la rue du Montparnasse, quil habita à partir de mars 1851 et qui a échappé, pour combien de temps encore ? à la pelle des démolisseurs, était fermée aux visiteurs. Pudeur ? souci dobjectivité ? lauteur des Lundis était avare de confidences; tout au plus devine-t-on, à la chaleur qui anime certains portraits (ceux de Diderot, de Bayle, de Montaigne) quil sy décrit lui-même.
Sans donc sattarder sur la biographie de celui qui, comme homme, a été parfois sévèrement jugé, louvrage souligne deux traits indispensables pour comprendre lauteur. Romantique sous la Restauration, saint-simonien et proche de Lamennais au début de la Monarchie de Juillet, il prend peur devant les débordements de 1848 et se rallie à lEmpire, qui le nommera sénateur en 1865, au moment même où il sen démarque : il a traversé tous les grands courants de son époque; sans sy fixer mais sans trahir : chaque fois ses espoirs sont déçus et, se découvrant incapable dadhérer, il reprend sa liberté.
Pourtant, dans son métier, quand il doit rendre compte dun ouvrage, il manifeste une capacité dempathie, une plasticité exceptionnelles. «Nous sommes mobiles, et jugeons des êtres mobiles» : lexergue des Lundis résume à merveille lart de leur auteur. Cette finesse danalyse par laquelle il pénètre dans lesprit de celui dont il parle, sinsinue jusque dans ses moindres replis comme sils lui étaient depuis toujours familiers, fait toute la valeur, et le charme, de ces portraits littéraires auxquels son nom reste associé. Jointes lune à lautre, ces deux qualités font de son oeuvre un répertoire inépuisable, une encyclopédie critique, comme un Dictionnaire de Bayle où la matière ne serait plus présentée par ordre alphabétique. La comparaison vient de Sainte-Beuve lui-même. Dans une page qui a valeur de manifeste, il rapporte que cest chez ce dernier quil a trouvé le modèle de la critique telle quil lentendait. Une curiosité insatiable et le goût pour une information puisée aux meilleures sources, bien sûr; mais il voulait plus encore insister sur le lieu où il avait choisi dintervenir, et sur les conséquences de ce choix. On oublie trop souvent en effet que lauteur du Dictionnaire historique et critique est aussi un des fondateurs du journalisme littéraire. Rédacteur en chef des Nouvelles de la République des lettres, il avait été un des premiers à faire lexpérience des servitudes du métier de critique. Nouvelliste ou feuilletoniste, celui-ci est voué à léphémère : toujours à laffût des dernières nouveautés, il doit «couvrir» lactualité, la suivre sans se laisser emporter par elle; et cela, sans rien perdre de son indépendance de jugement. [Sur le rôle des revues comme lieu où sécrit la vie intellectuelle au quotidien, on pourra consulter louvrage collectif récemment publié sous la direction de Jacqueline Pluet : La Belle Époque des revues, Paris, IMEC, 2002.]
Le passage par le saint-simonisme avait éveillé assez tôt lintérêt de Sainte-Beuve pour le développement industriel et ce quon appelait alors «la question sociale». Il a ainsi été un des premiers à mesurer la portée des grandes enquêtes de Le Play, qui marquent la naissance de la sociologie empirique moderne. Sous le Second Empire, il se lia également damitié avec Proudhon. Le chapitre VI, écrire et agir, contient quelques pages suggestives sur la conversation comme fondement de la réussite en société.
Auparavant, Wolf Lepenies avait rappelé que Maurras, dans Trois idées politiques, petit essai qui peut servir comme dantidote au Contre Sainte-Beuve de Proust, avait proposé dhonorer lauteur des Lundis plutôt que Chateaubriand ou Michelet, dont on célébrait alors, dans un cas, le cinquantième anniversaire de la mort et, dans lautre, le centenaire de la naissance. Chateaubriand représentait lanarchie, et non la tradition; Michelet, la démocratie et non le progrès; seul «lEmpirisme organisateur» de Sainte-Beuve était en mesure de rallier lensemble des Français en satisfaisant à la fois les intérêts de lordre et ceux du progrès. Une attention plus soutenue est toutefois accordée aux conditions sociales de la vie littéraire et aux mutations qui se produisaient au XIXe siècle. Sainte-Beuve a dénoncé lindustrialisation de la littérature et regrettait, dans la nomenclature de Le Play, labsence de «louvrier littéraire», catégorie dans laquelle il se rangeait lui-même, vu le labeur épuisant et incessant qui était le sien.
Louvrage accorde également une grande place à la vie religieuse. Lapologétique du XIXe avait ceci de remarquable quelle sappuyait sur la nécessité sociale de la religion bien plus que sur la recherche du salut individuel. Bien que ce soit le saint-simonisme, encore lui, qui ait familiarisé Sainte-Beuve avec cette façon de voir, le rôle clé revient en la circonstance à Lamennais, dont notre homme avait été un temps si proche quil sest parfois donné comme co-auteur des Paroles dun croyant. Si lermite de la rue du Montparnasse reste sur le seuil de la modernité, cest quil est partagé entre le besoin de croire et limpossibilité à adhérer; et lui qui avait bien senti la puissance de la religiosité chez les premiers socialistes, il a aussi vu dans le «grand diocèse» des intellectuels libres penseurs un nouveau clergé venant occuper la place laissée vacante par le déclin du catholicisme.
Wolf Lepenies est moins convaincant quand il aborde la partie proprement littéraire de lactivité critique des Lundis. Le maître mot de Sainte-Beuve, nous dit-il, était vengeance et il croit voir courir tout au long de loeuvre comme une vaste thèse métaphysique : a) crimes et vengeances entraînant de nouveaux crimes navaient cessé de se succéder tout au long de lhistoire et le moment était venu de briser le cercle vicieux (422); b) à la différence de tous les auteurs de théodicée ou de philosophie de lhistoire, Sainte-Beuve se déclarait incapable de distinguer aucun schéma, aucune loi gouvernant le cours des évènements (427); c) il aurait cependant conçu la critique littéraire comme un instrument permettant de rétablir lordre perturbé (436). Le fil directeur proposé pour dégager une cohérence sous jacente à lactivité protéiforme des Lundis est bien ténu et ne parvient pas toujours à relier les nombreux exemples censés lillustrer.
Si elle crée ainsi parfois une impression de désordre, la méthode de Wolf Lepenies, qui procède par accumulation de détails, danecdotes, nest pas sans faire penser à celle de lécrivain dont il a choisi de parler. Après Bayle, après Sainte-Beuve, il fait ses courses sur toutes sortes dauteurs. Plutôt que de lui tenir rigueur de ne pas toujours atteindre aux sommets où se situent ses prédécesseurs, on lui saura gré de nous avoir opportunément rappelé que Sainte-Beuve, avant dêtre lauteur décrits classiques sur les classiques, a dabord été un moderne, et que son oeuvre reste un document exceptionnel sur la vie intellectuelle du XIXe siècle. Même ceux qui le savaient déjà, ou ceux que cela laisse indifférents, liront le livre avec profit : anecdotes savoureuses ou mots desprit célèbres (comme le Monseigneur, jattendrais du Cardinal de Bernis ou le sil entre, je sors de Royer Collard), ils sont sûr dy faire, au hasard des pages, des trouvailles inattendues.
Michel Bourdeau ( Mis en ligne le 23/10/2002 ) Imprimer | | |
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