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Littérature -> Essais littéraires & histoire de la littérature |
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Hel – ef – re – hel – re > Helevre elere > elivre alire > Livre à lire | | | Marc Décimo Le Diable au désert - Ananké Hel ! - suivi de Paul Tisseyre-Ananké, Rires et larmes dans l’armée ! Les Presses du Réel 2005 / 18 € - 117.9 ffr. / 250 pages ISBN : 2-84066-145-4 FORMAT : 17 x 24 cm Imprimer
Sil faut à coup sûr un petit grain de folie pour se lancer dans la rédaction de romans, il existe en marge de véritables «fous littéraires». Le concept remonte à Charles Nodier mais cest Raymond Queneau, dans Les Enfants du limon, qui le définit de manière plus rigoureuse. Il sagit de marginaux qui écrivent des textes sur des sujets extrêmement variés (en fait, le thème importe peu), parfois farfelus, en restant en dehors de tout courant, si minoritaire soit-il. Le fou littéraire est seul, publie souvent à compte dauteur, ne possède pas de lectorat et aucune influence sur aucun plan. Pourtant, il est souvent porteur dun message quil juge particulièrement important et quil se charge de diffuser. Mais la plupart du temps, une «conspiration du silence» vient sopposer à la divulgation de si importantes vérités.
Si lOulipo, après hésitations, na pas jugé ces expériences comme relevant de la littérature potentielle, son correspondant belge, André Blavier, également satrape du collège de Pataphysique, sest intéressé à ces auteurs maudits et fascinants, doù il est sorti un livre en recensant un grand nombre, Les Fous littéraires (Veyrier, 1982 ; rééd. éd. des cendres, 2000 et 2001), véritable classique patabibliographique. Dans la dernière édition, publiée peu avant le décès de son auteur, André Blavier annonçait une «étude fouillée» sur lun de ces curieux auteurs, Paul Tisseyre.
Cette étude appartient à un genre bâtard. Il ne sagit pas dune véritable biographie, non plus que dun roman. Marc Décimo nous entraîne sur les pas dun homme mal connu en prenant toujours garde de mettre en avant ce qui est signifiant dans le cadre de ses uvres. Né en 1873, Paul Tisseyre est soldat dès ses 18 ans. En 1894, il part dans une Afrique encore mal connue, non pacifiée, dont il revient deux ans plus tard, racontant son expérience dans un premier livre sous le pseudonyme dAnankè, «la fatalité» en grec. Mais, après une faillite, il reprend du service comme spahi. Il accompagne entre autres la célèbre mission Foureau-Lamy : traverser le Sahara en établissant des fortins. Il connaît encore une fois la chaleur, la soif, linjustice, la mort. Et repart avec la mission Flamand ; jusquen 1901. Rentré en France, il écrit encore sans plus de succès.
Cest alors quil révèle tout ce quil a appris dans le Sahara. Des voix lui ont parlé, des voix préhistoriques. Il expose tout un système linguistique et anthropologique : HEL, le Dieu, lui a parlé et enseigné la vérité. Lhumanité ne naît pas en Orient comme on tente de le faire croire : les premiers hommes sont les Celtes. (AG-HEL (fils de Hel)> AG-AL > GAL > Gaulois). AD-AN ou Eden est lOccident, pays dAdam ; son inverse phonétique, AN-AD donne Inde cest-à-dire lOrient
Suit toute une démonstration qui explique lorigine des mots Jean, Gaël, Géant, Ange, Anglais, Gibraltar ou Atlantide dans un complexe système qui lie ces mots les uns aux autres par des raisons qui pourraient peut-être sembler fumeuses au philologue moyen. Les neufs syllabes de base, correspondant aux neuf races occidentales qui ont émigré et créé la civilisation hellienne, proviennent en fait du cri poussé par neuf animaux «totems». Les helliens possédaient également une écriture, la plus ancienne des écritures (les runes), qui a été horriblement déformée par les peuples orientaux, ce qui nest certainement pas à mettre à leur actif
De tout cela découle un système idéologique fondé sur le fait que la race élue est celle des Celtes, des brachycéphales blancs. Installé au Sénégal, ayant participé à la Grande Guerre, il ne cesse daméliorer sa théorie, de la préciser et meurt en 1931 à Paris
Marc Décimo est maître de conférences à lUniversité dOrléans et surtout membre du collège de Pataphysique où il a lhonneur dêtre régent damôriographie littéraire, ethnographique et architecturale. Il a déjà proposé aux mêmes éditions une biographie et lédition des uvres complètes de Jean-Paul Brisset. Surtout, il a travaillé sur la celtomanie au XIXe siècle. Il était donc particulièrement qualifié pour donner cette étude quil fait suivre de la réédition dune des uvres de Paul Tisseyre-Anankè, Rires et larmes dans larmée.
Cest de 1907 que date lédition originale de ce petit volume qui se présente comme les souvenirs gardés des années passées par lauteur dans le Sahara. Lintérêt littéraire est mince, avouons-le. Il faut plutôt regarder louvrage comme un témoignage de lantimilitarisme de lépoque (rappelons que Tisseyre-Ananké admirait le chansonnier Montéhus), qui possède dautant plus de poids que son auteur a connu les massacres dindigènes, les campagnes sanglantes, limbécillité et la méchanceté gratuite de petits-chefs inconséquents qui entraînent des hommes à la mort pour sassurer de leur pouvoir. «Il faut que larmée soit pénétrée dun esprit nouveau de fraternité, de logique et de raison. Il faut en faire une police raisonnable. [
] Combattre et réformer larmée, ce nest pas combattre la Patrie. [
] La froideur dâme peut envisager froidement la défense, sans avoir recours à la barbarie. Ce que nous appelons des «héros militaires» sont souvent des inconscients de lheure. [
] Larmée nest plus de notre temps». Certains hommes politiques ayant un peu vite pris position dans le récent débat sur la colonisation gagneraient sans doute à lire de tels souvenirs mais il ny a au fond rien là dinconnu. Plus largement, ce nest pas par là que Paul Tisseyre tient son statut de fou littéraire puisque lidéologie qui sous-tend ses écrits est finalement assez répandue dans certains milieux de lépoque.
Pourtant, sil possède un intérêt certain, louvrage laisse un peu le lecteur sur sa faim. On ne possède que très peu de sources sur la vie de Paul Tisseyre, soit. Cela oblige lauteur à accorder une grande importance au contexte et à passer finalement un temps précieux à des généralités. Ce nest pas forcément un défaut et cest en tout cas un expédient fréquent pour les biographes (quon se souvienne de certaines biographies de Gutenberg, par exemple
). Mais dans le cas de Paul Tisseyre, on a le sentiment que lauteur, érudit, aurait eu mieux à faire. Des questions restent en suspens : quel est le lien entre expérience coloniale et système «hellien» ? Où prend place ce système dans les théories racistes ou du moins occidentalistes de lépoque (Gobineau
) ? Une simple analyse plus fouillée de ce que représente la guerre pour lhomme aurait été bienvenue : comment comprendre quaprès avoir lutté toute sa vie contre la guerre, il entreprenne toutes les démarches possibles pour avoir le droit de participer à la Première guerre mondiale ? Ce retour en faveur de la guerre a-t-il un rapport avec son système mytho-linguistique ?
Il est relativement dommage que M. Décimo élude ces questions. La manière de mener la récit en est certainement cause : il a été choisi de raconter plus que danalyser ce qui a le mérite de donner un livre agréable, parfois édifiant, toujours surprenant. Mais un livre plus pittoresque que réellement fini.
Sil ne sagit peut-être pas de «létude fouillée» annoncée par André Blavier, Marc Décimo a le mérite de mettre en lumière un homme à la fois ordinaire et entièrement à part, un auteur non lu, un illuminé magnifique, un homme de guerre et de paix. Cest peut-être tout lintérêt de ces «fous littéraires» que dêtre à la fois dune originalité radicale et désespérée et les reflets obligés de leur époque.
Rémi Mathis ( Mis en ligne le 07/03/2006 ) Imprimer
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