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Littérature -> Classique |
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De la poisse considérée comme un des Beaux-Arts | | | Félix Vallotton La Vie meurtrière Phébus - Libretto 2009 / 10 € - 65.5 ffr. / 205 pages ISBN : 978-2-7529-0382-2 FORMAT : 12cm x 18,5cm Imprimer
Félix Vallotton (1865-1925) est passé à la postérité comme peintre et surtout comme caricaturiste. Il compta notamment parmi les illustrateurs de feuilles anarchistes telles que LAssiette au beurre ou Le Canard sauvage. Son trait, tout en féroce noirceur, nest pas sans évoquer un précurseur façon Belle Époque de Jacques Tardi. Cétait au temps où les keufs sappelaient des «cognes» et les racailles des «apaches». La critique sociale surinait le bourgeois dun coup de plume ou de pinceau et la Loi dressait plus quà son tour ses bois de justice pour raccourcir les fortes têtes de la pègre parisienne, qui ne connaissaient pas encore livresse de la traction avant.
Les Éditions Phébus nous rappellent que Vallotton fut également lauteur dun unique roman. Mais quel roman ! La Vie meurtrière, rédigé vers 1908 et publié deux ans après la disparition de son auteur, se lit, ou plutôt sécoute, comme une sombre beuglante dAristide Bruant étirée sur deux cents pages.
Un rapide avant-propos nous apprend comment, durant un mois de juin perdu quelque part à la fin du dix-neuvième siècle, le commissaire du quartier de la Muette est amené à se rendre dans un appartement de la rue des Vignes, où un jeune homme se serait suicidé. Arrivés sur les lieux, les agents dépêchés pour cette affaire, sordide mais banale, trouvent le corps sans vie de Jacques Verdier, 28 ans. Dans sa lettre testamentaire, le malheureux déclare entre autre réclamer «la fosse commune» et léguer au fonctionnaire de police qui découvrira son cadavre le mystérieux pli que lon trouvera dans le tiroir du bureau. Cest ainsi que le Commissaire Rablé hérite du manuscrit, sobrement intitulé Un Amour.
Commence alors le récit dune existence aussi fugitive que gâchée, placée sous le sceau dune fatalité systématique, invariablement funeste. De son enfance à ses derniers jours, Verdier va voir se succéder autour de lui les décès brutaux et les accidents graves, ce qui ne serait encore quun demi-malheur sil nen était que le témoin. Mais voilà : Verdier est, bien quinvolontairement, objectivement responsable de chacune de ces catastrophes.
La Vie meurtrière est lillustration parfaite de ce que la sagesse populaire nomme par euphémisme «lironie du sort». Et le pire, cest quon y mord, à cette abracadabrante succession de poisses en série. Si la narration en est saturée dans les faits, lécriture de Vallotton ne souffre quant à elle aucun temps mort. Chaque phrase oscille entre une très exigeante préciosité dartiste et loralité la plus drue ; un mélange typique dans une certaine veine décadente, éminemment moderne et dynamique. Autre motif de fascination : le roman regorge de scènes dune cruauté si étourdissante quon serait tenté de les relire sur le champ, tant limaginaire dont elles proviennent savère fécond et déroutant. Daucuns reprocheront à Vallotton sa complaisance, indéniable, à patauger dans le désastre. Et puis quoi ? Notre époque, blasée des énormités dont on la gave, seffaroucherait-elle de la seule chose qui soit énorme ici : le talent ?
En retraçant ce destin voué à tourner court, Vallotton suggère quil est des tempéraments que dinsondables puissances (sociales ? biologiques ? occultes ?) prédestinent à évoluer selon la règle : «Cest la faute à pas de chance». Il pose sous nos yeux le cas Verdier, lexhibe dans son milieu naturel (le guignon), le dissèque jusquà soulever ses replis les moins glorieux, puis se dérobe au moment où les questions sapprêtent à fuser. En cela, il crée une uvre forte et belle, en tout point scandaleuse : lautobiographie dun malentendu, où le fictif se tient toujours à la lisière du vraisemblable.
La Vie meurtrière constitue une leçon : elle nous fait comprendre que lart réside dans la conjonction de la maîtrise technique et de lacuité du regard. Vallotton possédait sans conteste ces deux atouts. Il suffira, si lon nen est pas encore persuadé, de se colleter à lultime paragraphe de ce texte et de sen repaître sans fin, comme de la musique dun glas sublime.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 27/03/2009 ) Imprimer | | |
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