| Léon Bloy Le Désespéré Bartillat - Omnia 2010 / 13 € - 85.15 ffr. / 416 pages ISBN : 978-2-84100-463-8 FORMAT : 11,7 x 18,3 cm
Préface de Pierre Brunel Imprimer
On observe, depuis peu, un regain dintérêt pour Léon Bloy, le Pèlerin de lAbsolu. Le nom de Bloy, jusquici, était un de ces brûlants talismans dont la transmission formait comme une fratrie dinitiés... On savait sans doute que Borges en faisait ses délices et quErnst Jünger lavait élu pour écrivain de chevet de 1939 à 1945. On sait aussi quil inspira Kafka et Berdiaeff, et plus récemment, Marc-Édouard Nabe et Maurice G. Dantec.
Bloy à la mode, ou presque, quoi de plus naturel, au fond ? En des temps où le moindre commentateur compulsif de blog et de presse en ligne sestime farouchement incorrect ; en des temps où en fait de snobisme, une rapicolante réaction semble détrôner le bon vieux radicalisme chic de gauche, il fallait bien quun (modeste) engouement fût suscité par lhomme qui restera tout simplement comme lun des écrivains catholiques français et lun des écrivains tout court les plus excessifs et les plus intolérants qui aient jamais fait profession de tenir une plume. Et très certainement, en matière de férocité, nos dérangeants actuels, en haut de la hiérarchie desquels se pavanent, superbes, subventionnés, nos humoristes radiodiffusés, sont à Bloy ce que le chihuahua est au tigre du Bengale. Quon juge, à cette phrase tirée du Sang du Pauvre, des dentelles dans quoi sébattait ce furieux : «Le riche est une brute inexorable quon est forcé darrêter avec une faux ou un paquet de mitraille». Quon lise aussi lindépassable brûlot quil écrivit pour fêter lincendie, le 4 mai 1897, du Bazar de la Charité : on en déduira ceci quun disciple un peu conséquent de Bloy devrait comme le ferait, par exemple, un islamiste , faire son miel du petit monceau de cadavres régurgité par la récente Love Parade de Duisbourg, dont un slogan, «Dance or die», eût décidément fait les délices de lauteur de LExégèse des lieux communs. Les confins hantés par Bloy sont soumis à des températures si élevées, à vrai dire, quils paraissent nous signifier notre présomption à vouloir aimer ce chérubin aux flamboyantes épées
Alors, quand certains de ses épigones clament à qui mieux mieux : «Bloy ? Jadore !», nos oreilles entendent quelque chose comme : «Hiroshima ? Trop kiffant !»
Léon Bloy à la mode, bravo, mais on est en droit de se demander si telles mains qui prétendent retenir, en leur creux, ce brandon, sont dun cuir suffisant. Bloy en boutonnière pour antimoderne trendy ou réac chic ? À quand la gueule de molosse de lEntrepreneur de démolitions sur des canettes de boisson énergisante ? Tout le monde, hélas, nest pas Bernanos, pour sétablir légitimement «dans lamitié de Léon Bloy».
Quest-ce que Léon Bloy ? Un mixte entre saint Bernard de Clairvaux et Tancrède, mâtiné de Joachim de Flore. Au demeurant, Bloy est unique : cest un aérolithe lancé par-dessus les siècles par on ne sait quelle main gigantesque... Comment évoquer cet écrivain, autrement quen criblant nos phrases des épithètes les plus excessives ? Un seul mot suffira : Absolu. Nietzsche, ce contemporain du très catholique Bloy rêvons un instant de ce quaurait été la collision de ces deux colossales moustaches ! , concédait au christianisme ce seul mérite davoir élevé la température de lâme. Si cela est, lauteur du Désespéré, de La Femme pauvre, du Salut par les Juifs, occasionna la dernière flambée de fièvre avant extinction. On la dit dogmatique, il fut hétérodoxe. Et plus quun «fol en Christ», il fut un fol en Paraclet. Le Mendiant ingrat est bien souvent injuste, de mauvaise foi, complaisant, intolérant, impitoyable, et au bout du compte, fort peu catholique
Eh bien ? Il captive
Et puis, son ironie est impayable : quon lise, dans Le Désespéré, ses railleries drolatiques contre lart sulpicien
Bloy est lexotique absolu : sa voix paraît tombée dAlpha du Centaure, ou surgie dun puits perdu au fin fond de la Judée
Comme le dit, dans le roman, le père Athanase, prieur des Chartreux : «Vous êtes tellement jeté en dehors des voies communes quune extrême réserve simpose naturellement à moi et paralyse jusquà lexpression de mes craintes».
Dans un article consacré à Barbey dAurevilly intitulé Le Dixième cercle de lenfer, Bloy écrit : «Je ne sais pas une plus sotte manière de montrer un livre que de le feuilleter dans le vent de paroles dun compte rendu. Si, vraiment, un livre, un roman surtout, existe, ce ne peut être quen vertu dune conception géniale et unipersonnelle de la vie humaine. Il faut nécessairement quil y ait en lui ce quon appelle une idée, cest-à-dire une pomme métaphysique cueillie sur larbre de la science du bien et du mal et déposée, pour y mûrir, sur la paille dun style quelconque. Quand la critique a dégagé cette idée ou cette conception, que voulez-vous quil lui reste à faire et quest-ce, après cela, que le frisson plus ou moins troublant du Guignol fictif de laction qui ne peut jamais être que la traduction patoise du drame de la pensée ?» Allons-y, donc, pour la pomme métaphysique du Désespéré ! La voici : que peut signifier un désespoir chrétien, si la foi est «la substance des choses à espérer» ?
Plus précisément, Le Désespéré, cest le rapport liminaire des trois incessants combats queut à mener lâme de Léon Bloy, dont il nous donne témoignage par lentremise du personnage de Caïn Marchenoir : combat contre la société, coupable dindifférence religieuse («On ne vend même plus Jésus Christ, on le bazarde») ; contre les catholiques, coupables de tiédeur («le scrupule dévot, à lui seul, exigerait une seconde Rédemption») ; contre Dieu, coupable de procrastination. Triple héroïsme, triple insoumission ; et rébellion luciférienne. Le grand accusé, cest Dieu ! Dieu, qui prolonge la douleur des hommes en ne tenant pas ses promesses, en nouvrant pas hic et nunc les trappes du ciel pour, de sa main consolante et vengeresse, planter au milieu des hommes la balance incendiaire de son Jugement
Caïn Marchenoir, double romanesque de Bloy, est donc lenfant chéri de la Douleur, et un champion du désespoir : «Fils obéissant de lÉglise, je suis, néanmoins, en communion dimpatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde». Marchenoir est un écrivain et un crève-la-faim, un exilé radical, tout ahuri de nêtre pas né au XIIIe siècle, et, partant, bien décidé à vomir le XIXe, à fustiger danathèmes et dimprécations ce comptoir pourrissant où le bourgeois ce Judas devenu foule se règle comptant ses bassesses, en liquidant le christianisme et lhistoire de France vue par Bloy comme la poursuite de la geste de Dieu par dautres moyens : un troisième Testament, en quelque sorte. Quest-ce que Bloy appelle un bourgeois ? À linstar de celui de Barbey dAurevilly, de Villiers de lIsle Adam ou de Flaubert, son bourgeois est moins le représentant dune classe que la bouche flasque et pleine de chicots pourris doù déborde, à gros bouillons, le lieu commun ; non pas, à proprement parler, le mensonge, mais la vérité défigurée, la Parole caricaturée. Le bourgeois est tout simplement celui qui ne sait pas ce quil dit ; cest une bouche qui croit dire alors quelle est dite
Comment ne pas sortir terrassé, se lamente Bloy, de la soudaine prolifération du bourgeois, cet Attila débonnaire? Les rameaux de larbre sanglant de lhumanité nont-ils cru que pour aboutir à ce chétif et puant bourgeon? «Un homme couvert de crimes est toujours intéressant. Cest une cible pour la Miséricorde. [
] Mais linnocent médiocre renverse tout. Il avait été prévu, sans doute, mais tout juste, comme la pire torture de la Passion, comme la plus insupportable des agonies du Calvaire» (Il y a quelque chose du même ordre dans la constatation de Joseph Conrad dans Au cur des ténèbres : «Je tiens que jamais imbécile a vendu son âme au diable ; l'imbécile est trop imbécile ou le diable trop diable, je ne sais lequel»). Anomalie dans léconomie du salut, le bourgeois invente une forme inédite de violence, aperçue daucun prophète : la bêtise, soit la pimpante profanation de la parole. Le bourgeois est cet invraisemblable rejeton dont laccouchement incompréhensible, désespérant, par la Providence divine, ne peut se résoudre, selon Bloy-Marchenoir, que dans les bourrasques de feu dune Apocalypse.
Apocalypse, donc. Et Jugement. Et massacre. Et vengeance. Dieu, hélas, sefface, linfâme ! «Il se persuada quon avait affaire à un Seigneur Dieu volontairement eunuque, infécond par décret, lié, cloué, expirant dans linscrutable réalité de son Essence, comme il lavait été symboliquement et visiblement dans la sanglante aventure de son Hypostase». Vere tu es Deus castratus ! Ne reste plus quà le forcer dans sa retraite, à len déloger par lécriture, à lobliger par un râle de feu ! Pour ce faire, lécriture doit sétablir délibérément dans le double voisinage des anges et de limmondice. «Le mot, quel quil fût, ignoble ou sublime, il sen emparait comme dune proie et en faisait à linstant un projectile, un brûlot, un engin quelconque pour dévaster ou pour massacrer». Bloy est un ange dont lélément favori est lordure (son mot préféré ?), mais la séduction exercée par son style réside dans le nerf vigoureux de sa prose, dans son rythme impeccable, où ségrène un chapelet daperceptions fulgurantes, dimages poétiques et dassassinats très précis. Bloy nest pas exactement un plaisantin de lécriture, et considère quen matière dart, le bien est lennemi du mieux : tout ce qui nest pas sublime est dun jean-foutre. En écriture, la gratuité ne paie pas, aurait pu dire Bloy : et dans Le Désespéré, lécriture est linstrument dont on use pour heurter Dieu bien-aimé, pour le mettre sur le gril, pour le fustiger
Pour quil ne daigne plus souffrir ce quil souffre encore, scandaleusement ! Il sagit de faire honte au Père, de lui rappeler son autorité. De le déloger de ses aires inexpugnables, perchées au sommet de montagnes de sang. «Moi, le dernier venu, je pense quune agonie de six mille ans nous donne peut-être le droit dêtre impatients, comme on le fut jamais, et puisquil faut que nous élevions nos curs, de les arracher, une bonne fois, de nos poitrines, ces organes désespérés, pour en lapider le ciel ! Cest le Sursum corda et le Lamma sabacthani des abandonnés de ce dernier siècle». Limpatience
Les rêves de justice de Marchenoir sont tissés du feu qui tomba sur Sodome et Gomorrhe : «la Justice et la Miséricorde sont identiques et consubstantielles dans leur absolu». Cest un carnage délicieux qui inaugurera lentrée en paradis de quelques élus... Bien que dirigée, en apparence, contre la société voir labattoir littéraire fameux quest la scène du dîner chez Beauvivier (Catulle Mendès) , lécriture de Bloy vise Dieu. Désespéré, Marchenoir manque à la vertu théologale dEspérance. Caïn se révolte, et le Juge est jugé, et bientôt accusé dêtre le receleur de son propre Jugement. Cest quau faîte de la foi sexacerbe lattente (espérer, littéralement, cest attendre) laquelle débouche sur la consternation : «Seigneur, Vous qui parlez du sommeil des autres, de quel sommeil ne dormez-vous pas, puisquon peut vociférer dix-neuf siècles sans parvenir à vous réveiller ?...» Vociférer
dix-neuf siècles ? Pour Bloy, attendre dix-neuf siècles, une vie, une seconde, cest la même chose.
Au millénarisme bloyen, à cette attente de lEsprit consolateur, à ce désir darracher ce dernier de son morne ciel une bonne fois pour toutes pour le jeter sur la terre, telle une boule de feu dans une soue, se substitue la tentation très nette de faire le travail soi-même
Bloy-Marchenoir se répute dabord prophète, et caresse même lidée dêtre un peu plus
«Les colères qui sortent de moi ne sont que des échos, singulièrement affaiblis, dune Imprécation supérieure que jai létonnante disgrâce de répercuter», explique Marchenoir. Il sestime de ceux «qui furent investis de la Parole». Et puis, finalement, nest-il pas quelque Christ lui-même, quelque insoupçonné Paraclet ? Ce fantasme énorme de Bloy est au coeur de la relation surnaturelle qui se noue entre Marchenoir et le personnage de Véronique, relation qui culmine dans lépisode paroxystique dans lequel cette ancienne prostituée, désirant étouffer la concupiscence de Marchenoir, son dieu et maître, se fait arracher les dents, revendant ainsi une seconde fois, pour jamais, son corps, celui, éclatant, glorieux, qui était autrefois celui de la Ventouse (délices de labjection!), cette catin qui passa par les plus violentes débauches, avant dêtre ramassée un soir par Marchenoir, qui en fait une sainte Marie Égyptienne, et bientôt une Marie Madeleine, la bonne amie du Christ... Véronique proclamera, au seuil de la démence : «Ah ! ça, mais, [
] vous ne savez donc pas qui vous êtes, mon ami, vous ne voyez donc rien, vous ne devinez rien. Cette vocation de sauver les autres, cette soif de justice qui vous dévore, cette haine que vous inspirez à tout le monde et qui fait de vous un proscrit, tout cela ne vous dit-il rien, à vous qui lisez dans les songes de lhistoire et dans les figures de la vie ?...»
À ce qui nous paraît une quête extatique didentité se mêle une autre quête, celle du sens, et le désir de déchiffrer ces codes surnaturels que sont la Vulgate et lHistoire. Cest le fameux «symbolisme de lhistoire» bloyen : Marchenoir, comme Bloy, est un exégète des faits et gestes de lHumanité : «il sagissait de réduire à un tel raccourci de formules luniversalité des témoignages, quils pussent tenir dans un rais de la pensée». Après quoi court une telle herméneutique, si ce nest, naturellement, le Verbe divin, le Fiat lux originel, bref, le mot qui les contient tous, cet indicible que théologiens, kabbalistes, poètes et écrivains ont entrepris de circonscrire sans y jamais parvenir ? Entreprise vouée à léchec, pour eux comme pour Bloy-Marchenoir : le Saint Esprit, le mot qui consume tout, qui consomme tout, ne viendra pas
Le Désespéré est la peinture de la déréliction pleine et entière, de lécartèlement entre espérance et angoisse, de la rébellion absolue, luciférienne : «Qui sait, après tout, si la forme la plus active de ladoration nest pas le blasphème par amour qui serait la prière de labandonné ?» Bloy appelait Napoléon le «Raté colossal» : il connut lui-même la gloire dêtre un tel Raté, prophète inexaucé, poète admirable et vain, semblable en cela à la cathédrale de Beauvais, dont le chur gothique montait si loin dans le ciel quil devait sécrouler souvent
«Nous construirons une flèche si haute, qu'une fois terminée, ceux qui la verront penseront que nous étions fous», disait lévêque, bloyen en diable.
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 11/09/2010 ) Imprimer
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