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| Entretien avec Alexandre Jardin - (Mes trois zèbres, Grasset, Octobre 2013)
Alexandre Jardin, Mes trois zèbres, Grasset, Octobre 2013, 333 p., 20, ISBN : 978-2-246-80455-0 Imprimer
Parutions.com : Vous parlez de vos trois zèbres. Mais quest-ce quun zèbre pour vous ?
Alexandre Jardin : Pour moi un zèbre, cest quelquun qui raisonne hors cadre. Cest quelquun qui sauto-crée. Qui nest pas lenfant de ses parents, mais lenfant de sa folie propre, de sa liberté. Cest aussi quelquun qui vit sans la peur. Sacha, Charles et Giacomo sont des êtres qui nont pas été retenus par leurs peurs, alors que je suppose que vous, dans votre vie, vous obéissez parfois à vos peurs. Eux, non cest tout ce que jaime. Et comme lépoque nest pas assez zèbresque, j'espère enzèbrer la population avec un livre.
Parutions.com : Donc, lenzèbrement était votre motivation pour écrire ce roman ?
Alexandre Jardin : Oui, jétais enzèbré par ces gens. Cest-à-dire quils mont montré comment on pouvait vivre comme eux. Ces sont des explorateurs de la psyché humaine. Ces sont des gens qui ont essayé une manière dêtre, en allant très loin. Très, très loin. Mais, cétait des gens réels. Ils ont réellement essayé de vivre comme ça. Et ça a marché. Et lorsque je les ai rencontrés, jai découvert que lon pouvait se laisser sachatiser, quon pouvait être charlisé, encharlisé, quon pouvait être giacomotisé. Que la vie pouvait avoir cette largeur-là. Et surtout cette joie-là. Cette gaieté. Parce que la vie est merveilleuse lorsquon cesse davoir peur. Elle est dune largeur inouïe, une profondeur inouïe, et dune drôlerie inouïe. Parce que ce sont des êtres profondément amusants, inattendus, parfois burlesques. Or, je vis dans un pays qui est devenu absolument sinistre. Je ne supporte plus cette sinistrose, qui nest pas la vocation de ce pays. Donc ça va, à un moment, se retourner. Et comme en France tout commence par des livres tout a toujours commencé par des livres en France et bien je publie Mes trois zèbres. Voilà. Pour commencer à hisser le drapeau de la zèbritude !
Parutions.com : Vous dites être amoureux de ces trois hommes, mais parlez-vous damour ou dadmiration ?
Alexandre Jardin : Non, damour charnel. Jaime follement ces types. Jaime follement le fait quils aient pu exister. Ladmiration suppose une certaine distance. Alors que je ne prononce jamais le nom de Charles de Gaulle chez moi, à la maison, autrement quen l'appelant par son prénom. Je veux que mes enfants le croient de notre famille. Je veux quils se familiarisent avec lidée que vivre, cest peut-être ça.
Parutions.com : Donc, il sagit d'un amour pour ces hommes, et non pas simplement pour leur uvre ?
Alexandre Jardin : Leur uvre mimporte beaucoup moins que ce quils ont été. Guitry est évidemment un auteur du génie. Mais son uvre centrale, cest sa vie. Il y a mis tant dapplication et tant de folie que son uvre décrivain ou de metteur en scène nen est quun effet secondaire. Luvre politique de de Gaulle mintéresse infiniment moins que sa manière dêtre. Mes trois zèbres nest pas un livre gaulliste, cest un livre charlien. Sur le charlisme. Jentends par là la manière dêtre de cet énergumène. De cet irrégulier. C'est avant tout un insoumis face au destin. Jaime les gens comme ça.
Parutions.com : Quont-ils en commun, ces trois hommes ?
Alexandre Jardin : Une capacité exceptionnelle à réinventer la vie. À ne pas se soumettre à la réalité. Et ils le font, très différemment, puisque Sacha joue avec le réel, Charles le défit frontalement, et Giacomo en jouit. Jouer, défier et jouir. Ça me semble une excellente devise. Ce sont définitivement des enchanteurs, des antidotes à notre époque raisonnable, sérieuse.
Parutions.com : Casanova se distingue un peu des deux autres hommes car il est dune autre époque et na aucun rapport avec le régime de Vichy ni avec la France de de Gaulle. De plus il nest pas français dorigine
Alexandre Jardin : Je lai naturalisé. Parce quil a commencé à écrire sa vie, lhistoire de sa vie, pendant lété 1789. Il était à Dux en Europe centrale, tout le monde parlait allemand autour de lui. Lui est vénitien, et il décide décrire sur la liberté de sa vie dans la langue de la liberté, pendant lété 1789. Ce qui a tout même de la gueule ! Il écrit sa vie en français, donc ses mémoires sont un travail de francisation de sa vie ; le minimum me paraît être de le naturaliser français ! Et c'est ce qui fait dailleurs que les Français ne le ressentent pas comme un étranger. Son grand texte est un chef-duvre de la littérature française.
Parutions.com : S'est-il réinventé lui-même comme français ?
Alexandre Jardin : Oui. Et puis ça correspond à lidée que je me fais de la France. Pour moi, ce nest pas un pays fermé. Cest un pays disponible pour tous les gens libres de la Terre, tous les énergumènes, tous les affranchis. Donc, je lui ai octroyé des papiers français !
Parutions.com : Il y a une scène qui ma frappé, où vous décrivez comment vous improvisez quelques fausses dédicaces de livres que vous donnez aux amis, qui laissent «toutes entendre, à mots pudiques mais sans ambiguïté, que Charles aurait connu charnellement leur grand-mère» avec le but de «multiplier le nombre de ses descendants, coûte que coûte». Quelle sens donnez-vous à cette scène ?
Alexandre Jardin : Jaimerais que Charles ait plus denfants. Et puis, on peut être charlien tout en étant très joueur. Il y a un grand charlien dans la littérature française, Romain Gary. Un auteur génial, jubilatoire, qui a fait partie des pilotes de la France libre. Ce type nétait pas sérieux mais il s'est battu très sérieusement ! Jaime lesprit «free French» des années quarante. Cétaient des dingues. Les gens sérieux étaient de Vichy. Les gens libres, les aventuriers, ils ont agi sérieusement
ils ont mené sérieusement un combat avec une gaieté folle, en mourant très souvent. Jai une grande tendresse pour ces gens. Et puis, si ça peut semer le trouble dans la famille, ça menchante !
Parutions.com : Vous parlez beaucoup de la joie. Selon vous, lesprit français nest-il pas suffisamment joyeux ?
Alexandre Jardin : Pas en ce moment. Et jen souffre. On a oublié quon est le pays de Cyrano. Ce pays a été créé par des zèbres. Par des fous. Par des gens hors cadre. Pas par les normaux qui aujourdhui défilent à la télévision. Jai essayé par ce livre de rappeler les Français à eux-mêmes. On est les cousins de dArtagnan. Cette idée me réjouit. On est là pour être éperdument amoureux. Pour moi être français ne peux pas signifier être raisonnable. Ce me paraît une contradiction. Ce pays n'a pas été imaginé par des gens raisonnables. Filer à Londres en juin quarante pour réinventer la France au bord de la Tamise, ce nétait pas raisonnable. Cétait un pari fou
chevaleresque. Et cest ça qui tisse profondément lidentité de ce pays. Ce sont ces actes qui laissent rêveur et qui échappent à la raison.
Parutions.com : Et Charles, a-t-il une joyeuse idée de la France ?
Alexandre Jardin : Charles a incarné une joie française au moment où toute joie avait quitté ce pays, pendant loccupation allemande. Les gens lécoutaient à la radio pour respirer de loxygène. Ça a été une jeunesse du monde ; après, plus tard, le gaullisme est devenu un parti bourgeois mais, début quarante, ça a été une jeunesse du monde. Et les gens le rejoignaient en volant des avions, en détournant des bateaux, en traversant les Pyrénées à pieds, parfois pieds nus. Sans la joie, tout ça naurait pas été possible. C'est le carburant premier, de tout ce qui est grand sur terre ; cest la joie !
Parutions.com : Vous avez écrit quil vous fallait vous «fabriquer un je amélioré qui soigne votre chagrin de porter un nom sali à Vichy en 1942». Ce roman, est-il une sorte de réinvention de vous-même ?
Alexandre Jardin : Oui. Complètement. Cest vrai que je suis le petit-fils du bras droit de Pierre Laval à la pire période de notre histoire. Je tiens mon nom de lui. Ce qui est une douleur, une honte, et qui sans doute ma précipité dans les bras de Charles. Javais envie de ne pas être Jardin. Dailleurs, charlien ça rime avec Jardin, mais en mieux !
Parutions.com : Est-ce quil y des anti-zèbres ?
Alexandre Jardin : Des anti-zèbres ! Il suffit dallumer la télévision, ils défilent en rangs serrés. En rangs serrés. Des êtres dominés par leur peur. Incapables de raisonner hors cadre. Si lon veut être dans le cadre, il ny a jamais de solutions dans la vie. Y'en a pas. Or, nous allons très probablement vivre une crise politique considérable en France ; tout le monde le sait. Jaimerais quon entre là-dedans... avec des rayures, avec cette idée de la France large, immensément joyeuse, immensément folle, généreuse et quon y entre sans peur, au moment où le pays va devoir se réinventer. Ça narrive pas tous les huit jours, mais hélas, cest manifestement au programme. Donc lenzèbrement commence par un livre. Quand on y regarde de prés, mes trois zèbres sont des gens qui sont nés par écrit. Ces sont des hommes qui se sont inventés par écrit. Sacha, évidemment, écrivait des pièces quil vivait ensuite ou inversement. Dès que sa femme le trompait, il écrivait une pièce sur un mari trompé et il montait la pièce en engageant le véritable amant de sa femme. Donc tout était lié à lécriture. Et en 1931, Charles commence par publier un livre qui sappelle Le Fil de lépée, où il se crée il crée le personnage quil va devenir dans un livre et il le devient neuf ans plus tard comme si Victor Hugo était devenu Jean Valjean. Ce foutu pays marche comme ça, souvent il se crée dabord par écrit. Jadore ça ! J'ai vraiment écrit ce livre avec lespoir que ces trois types auraient sur le lecteur le même effet que celui quils ont eu sur moi. Cest un effet euphorisant. Il nest pas nécessaire de fumer la moquette, parfois il suffit de lire !
Parutions.com : Est-ce quil y a une zèbre ?
Alexandre Jardin : Une zébrette ? Dans ma vie, il y en a eu beaucoup. Des femmes dont la manière dêtre a formidablement impacté la mienne. Mais je suis un garçon, et jai donc été construit par ces trois admirations, ces trois amours fous. Mais naturellement il y a eu des zébrettes. Jai été très, très changé par ma découverte assez jeune de Françoise Dolto, par exemple ; elle a eu un impact considérable sur moi. Sa manière dêtre mintéresse encore plus que son uvre dailleurs son uvre procède de sa manière dêtre. Mon éditeur ma dit à un moment quil fallait mettre une femme dans le livre. Je déteste ce genre de démagogie. Ou on écrit les livres vraiment ou il faut faire autre chose. Mais, Dieu merci, le monde a toujours été fabriqué par des zébrettes de grande envergure. Si on retire les femmes de lhistoire de la psychologie, il reste quand même beaucoup moins de richesse !
Parutions.com : Comment ce roman se situe-t-il par rapport à vos autres romans, surtout Des gens très bien ?
Alexandre Jardin : Cest la version solaire de Des gens très bien, qui constitue lombre. Des gens très bien est un livre de chagrin. Celui-là est un livre vraiment denthousiasme fou. Mais ces sont les revers de la même médaille.
Parutions.com : On a envie de comparer votre roman avec un autre qui est aussi sorti récemment, Toute la noirceur du monde de Pierre Mérot, qui présente une idée de la France beaucoup plus sinistre que la vôtre.
Alexandre Jardin : Il décrit le monde qui finit. Moi, je parle de celui qui arrive. Je ne nie pas du tout lincroyable noirceur dans laquelle nous sommes, et je nen veux plus. Je nen veux plus. Pire que ça, je ne veux même plus en entendre parler ! Jen ai marre. Jen ai marre. On n'a quun seul ticket sur cette Terre, il faut faire très attention, quand même, à ce qu'on vit ! Jai donc beaucoup de mal en ce moment à lire de la littérature désespérée. Jen ai marre !
Parutions.com : En ce moment, y'a-t-il des romans plus joyeux dont vous pourriez parler ?
Alexandre Jardin : On peut pas dire que ça se bouscule ! Et même les auteurs que jadore, en ce moment me désespèrent trop. Tiens, je vais envoyer ce livre à Alain Finkielkraut avec lespoir que ça lui rendra le sourire ! [Rires]
Parutions.com : Pouvez-vous décrire votre processus décriture ?
Alexandre Jardin : Je jouit.... Il me semble quun livre, comme une peinture d'ailleurs, ou comme un film réussi, doit contenir une exceptionnelle quantité de joie. Ce qui ne veut pas dire de la gaieté. Cest plus grave, la joie. Mais, quand jécoute une cantate de Bach, jentends de la joie, je nentends pas de la musique. Jentends sa joie à lavoir composée. Quand jécris, jessaie de me rapprocher le plus possible de ma jouissance. Ce qui procure beaucoup de plaisir lorsquon publie le livre ! Lidée dinjecter dans mon époque une forte dose de joie memballe ! Vraiment. Je ne veux plus coopérer avec la sinistrose.
Parutions.com : Quand écrivez-vous ?
Alexandre Jardin : Tout le temps. Tout le temps. J'ai même appris à écrire sans que mes amis s'en rendent compte. Jy pense. Et je suis capable de tenir une conversation tout en travaillant sur un chapitre. Ça ne se voit pas. J'écris tout le temps ; pourquoi voulez-vous cesser de jouir ?!...
Parutions.com : Quelles sont vos inspirations ?
Alexandre Jardin : Un grand sentiment de confiance dans mon lecteur. Jai limpression quon peut réveiller la plus belle part de la personne qui va vous lire en écrivant. Jai confiance en la vitalité profonde des autres êtres humains. Oui.
Parutions.com : Quels sont vos projets en cours ?
Alexandre Jardin : Il y a beaucoup de choses qui fermentent dans ma tête. Des films, un roman que jai déjà commencé
Mais tout va bouger tellement vite dans la société française à partir du printemps quon ne sait pas trop ce qui va se passer. Il y a des moments comme ça où lhistoire risque fort de nous rattraper. Et il nest donc pas facile de faire des projets au moment où on sent que tout peut exploser. Et en même temps, je voie tout ça avec un optimisme fou. Je sens quune grande époque va recommencer à Paris. Cest le métier de cette ville, de recommencer la littérature, lart. On est en fin de parcours, donc on est nécessairement au début du suivant ! Simplement, cela peut passer par de grands craquements politiques qui ne sont pas forcément très gais...
Et je suis très optimiste...
Parutions.com : Merci.
Entretien mené le 14 octobre par Mari Berg Henie ( Mis en ligne le 04/11/2013 ) Imprimer
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