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Littérature -> Poches |
| Karine Tuil Tout sur mon frère Le Livre de Poche 2005 / 6.00 € - 39.3 ffr. / 252 pages ISBN : 2-253-11239-9 FORMAT : 11 x 18 cm
Première parution : Grasset août 2003 Imprimer
Arno et Vincent sont deux frères que tout sépare. Le premier, laîné, est écrivain, sans le sou, solitaire ; le second est trader, roule sur lor (en Porsche) et partage tant bien que mal son peu de temps libre entre sa femme et ses maîtresses. Enfants déjà, ils ne réagissaient pas de la même manière face au credo déducation de leurs parents : la lecture. Dans le sobre appartement familial, les livres étaient les «signes extérieurs de richesse intérieure» : «Nos parents ne nous interdisaient aucune lecture, limpératif de protection des mineurs ployait sous le devoir de lire. [
] La littérature était une religion [
] Lire cétait prier ; moi je navais aucune inclination à la prière.» Vincent rêvait dautre chose, dune vie où largent apporterait le confort matériel, dun bonheur moins ascétique. Il y est parvenu. Arno, lui, a renoncé à une carrière davocat pour entrer en littérature comme dautres fils aînés entraient autrefois au séminaire : fatalement. La vocation alors est-elle vraiment au rendez-vous ? Linspiration pour ses livres, Arno la puise dans la vie tumultueuse de son frère. Ce qui a valu à ce dernier quelques déboires avec sa femme, jusque-là soigneusement tenue à lécart des vies parallèles de Vincent. A trente et quelques années, les relations entre les deux frères se limitent au strict minimum, histoire de ne pas permettre au conflit à la haine ? se trouver trop de points dancrage. Cest surtout à lhôpital quils se rencontrent, au chevet de leur père, depuis quun accident vasculaire cérébral lui a fait perdre tous les attributs ou presque de la vivante humanité. Cest autour dun père qui a perdu ses mots lui, lancien traducteur que deux frères vont retrouver un début de dialogue.
Devenir adulte, cest peut-être être capable de substituer ses mots à ceux de ses parents. Dans le roman de Karine Tuil, les mots ont une place hautement symbolique : fondateurs de lautorité parentale, les mots font loi. Ils sont ensuite la matière de lécrivain quArno a choisi dêtre. Mais leur substrat est la vie de Vincent, quils désagrègent à mesure quils la dévoilent dans les romans dArno. Les mots, enfin, sont les grands absents de la relation entre les frères. Ce nest pas un hasard si la « chosification » du père est le préalable nécessaire à lhumanisation du rapport entre ses fils devenus adultes. Tout au long du roman, les choses et les êtres jouent à cache-cache dans un bal masqué dérisoire et tragique. Les êtres sont objets : lépouse et la maîtresse nexistent que par Gucci, Céline ou Hermès ; le père nest plus quun corps entre la vie et la mort. Les objets, à linverse, prennent vie : Vincent retrouve une caisse abritant quelques souvenirs de Léa, un amour dadolescent ; cet « objet personnel » va soudain prendre une place démesurée dans sa vie, jusquà rendre sa femme hystérique. «Je fis un rêve étrange : la caisse se transformait en Léa. Cétait elle, vêtue dune robe en carton, les cheveux dénoués, les pieds nus. Elle traversait le couloir de lentrée, marchait jusquà ma chambre, en franchissait le seuil, se glissait dans le lit conjugal entre ma femme et moi. Puis, au moment où je la caressais, elle redevenait une caisse.» Humains-objets, objets humains : la confusion nous parle surtout de désarroi.
Une autre confusion simmisce, entre la réalité et la littérature : les romans dArno sont-ils seulement le reflet de la vie de Vincent ? Vincent ne se convainc-t-il pas quils parlent de lui ? (Vincent est dailleurs le narrateur de Tout sur mon frère, par une indubitale espièglerie de lauteur
) Sa femme a-t-elle raison de croire quil a des maîtresses, puisque cest écrit ? Jusquà la toute dernière page de son livre, Karine Tuil samuse du flou de la frontière entre la « vraie vie » et la « vie rêvée » dont parlait Proust. Les personnages de son roman ne sont pas les stéréotypes quils auraient pu être ce qui aurait enlevé du charme à ce texte. Le trader cocaïné et névrosé ne nous chante pas quil aurait voulu être un artiste. Le sujet est plus subtil. A la question « comment réussir sa vie ? », Karine Tuil semble répondre quil faut se défaire des masques que lon porte et dont on pare les autres, dès lenfance. Aucun des personnages, ici, nest très doué en la matière. Ni les fils, ni les parents ne sont parvenus à sortir de la prison quils se sont construits, seuls et en interaction. Cest sans doute là le message le plus dépité de ce roman. Non, il ny en a pas un pour sauver lautre. Jusquau bout, on hésite à aimer ou à mépriser chacun des protagonistes, du moins masculins. Car les femmes, ici, nont guère de charme : les maîtresses et les épouses sont pareillement pénibles, les mères sont abusives et abusées
Le regard emprisonne, les mots créent létiquette. Arno et Vincent, produits de la même éducation, incarnent deux visages dune semblable aliénation. Le quatrième roman de Karine Tuil, profondément existentialiste, travaille la matière des relations familiales pour toucher du doigt des failles qui nous concernent tous.
Anne Bleuzen ( Mis en ligne le 20/05/2005 ) Imprimer | | |
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