| Lucius Shepard Le Calice du dragon Belial' - Kvasar 2013 / 20 € - 131 ffr. / 257 pages ISBN : 978-2-84344-119-6 FORMAT : 15,0 cm × 22,0 cm
Jean-Daniel Brèque (Traducteur)
Olivier Girard (Préfacier) Imprimer
En septembre 2011, les éditions du Belial publiaient un gros recueil de nouvelles (voire de petits romans) de Lucius Shepard : Le dragon Griaule. En quelques nouvelles plus ou moins longues, lauteur nous entraînait dans une réalité autre, dans la touffeur de lAmérique latine, où un immense dragon, figé depuis des millénaires par la magie et formant désormais un élément important du paysage, continuait, jusquà sa disparition physique et même au-delà, à exercer une influence étrange, plus ou moins maléfique, sur la société humaine qui sétait installée sur ses flancs, y créant ville, village et communauté.
Chaque nouvelle parcourait le temps, en commençant, paradoxalement, par la mort, lente, du dragon Griaule, pour sétendre jusquà sa disparition effective de la surface de la terre, bien des siècles plus tard. Une fantasy intrigante jouant du surnaturel pour évoquer des drames très humains, une série de nouvelles très réussies, et le témoignage, une fois de plus, de limmense talent de Lucius Shepard
Oui mais, les amateurs pouvaient, à dessein, se demander si Shepard se remettraient à louvrage, s'il abandonnerait Griaule à son sort ou bien sil le retrouverait. Le Calice du dragon, premier roman tiré de cet univers, répond, ô combien, à cette attente.
On retrouve Griaule donc, avant larrivée de lhomme qui aura raison de lui (les lecteurs de la première nouvelle du recueil savent de quelle manière il sy prit ; les autres le découvriront au hasard de la lecture), dominant de son immense silhouette la ville de Téocinte. Et lon découvre Richard Rosacher héros de louvrage (ou principale marionnette de Griaule, allez savoir), un jeune étudiant en médecine, quune certaine langueur et une curiosité hors norme vont placer sur le chemin du dragon. Car Rosacher découvre, par hasard, les vertus du sang de Griaule, un sang qui, telle une drogue, donne du monde une vision extatique. De médecin, il devient bientôt trafiquant de drogue ou sauveur de lhumanité (locale), fricote avec le crime et la politique, saffronte aux Églises qui ne tolèrent pas de concurrence, prend un ton mystique et finit en ermite, après avoir auparavant tâté de la haute politique. Un destin singulier, voilà le thème de ce roman, mais un destin sur lequel plane lombre de Griaule, quand celui-ci ne sy insinue pas carrément, jouant de Rosacher comme dun instrument pour administrer «ses» humains. Mais lon sait lhumanité rétive, et Rosacher, homme-dragon ou dragon fait homme, trouve face à lui des adversaires puissants, venus de la politique ou dun lointain passé, créatures du dragon ou serviteur dun idéal politique que Griaule ne peut accepter.
Avec Lucius Shepard, la fantasy nest ni neutre, ni innocente : elle est un prétexte pour investir dautres domaines
comme les idées politiques, dans le présent ouvrage. Le fantastique, la magie sont plus quun décor, ils structurent la réalité du roman (lequel peut, du reste, se lire à part, avant le recueil de nouvelles), mais lintrigue savère plus subtile, et plus ambitieuse. Au-delà du destin de Rosacher et de son intimité croissante avec le dragon Griaule, ce roman est une métaphore de lévolution politique, de lavènement des idées nouvelles et de la manière dont les sociétés se coulent peu à peu dans les idéologies pour les muer en régimes. Griaule est une incarnation de lancien régime et de toutes les autocraties, confrontées à une modernité qui finira par lépuiser, sans toutefois lachever. Le plaisir ne réside donc pas seulement dans le récit, sans temps mort, de ce destin à lombre du dragon, il est également dans lart avec lequel Shepard fait passer des idées, des réflexions, des sentiments.
Un vrai, beau roman de fantasy et un cycle que tout amateur du genre doit impérativement découvrir.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 22/09/2013 ) Imprimer | | |