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La plume et le marteau
Robert Littell   L'Hirondelle avant l'orage
Seuil - Points 2010 /  7.80 € - 51.09 ffr. / 416 pages
ISBN : 978-2757816411
FORMAT : 11cm x 18cm

Première publication en mars 2009 (Baker Street Éditions)
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Il est des rencontres historiques n'ayant pas eu lieu qui auraient fait le bonheur des journalistes : qu'aurait bien pu dire en face Freud à Hitler ? Galilée au pape ? Hugo à Napoléon III ? Ce que l'historien ne peut que regretter, le romancier a lui toute liberté de l'inventer. Les dramaturges ne s'en sont d'ailleurs pas privés : la littérature regorge de ce type de reconstitutions, surtout lorsque la qualité des protagonistes se prête à l'imagination de succulentes joutes verbales. On se souvient entre autres du Souper de Briseville, construit autour d'une conversation entre Talleyrand et Foucher, du texte de Jean-François Prévand imaginant un duel de rhétorique entre Voltaire et Rousseau, ou encore de celui d'Eric-Emmanuel Schmidt osant un face-à-face entre Freud et... Dieu !

En 1979, le journaliste et romancier Robert Littell profite d'un voyage à Moscou pour rendre visite à Nadejda Mandelstam, la veuve du poète, dont il vient de lire les Mémoires. Elle lui décrivit comment le régime stalinien parvint à briser celui qui à la veille de la révolution passait pour un des plus grands poètes que la Russie ait connu. Il fallut que trente années se passent pour que Littell concrétise le projet qui n'avait cessé de lui trotter en tête depuis : raconter l'histoire de cette déchéance issue de la lutte inégale entre Mandelstam et Staline, et imaginer leur rencontre.

Le journaliste Littell aurait sans nul doute rêvé de recueillir les témoignages de Mandelstam en personne et de ceux qui furent témoins de la fin de sa vie. Qu'à cela ne tienne, puisqu'il avait déjà eu les confidences de Nadejda, le romancier se chargerait de rapporter celles, fictives cette-fois-ci, de personnes réelles ou inventées ayant approché le poète entre 1934, au moment où il écrit son Épigramme contre Staline, et sa mort en 1938 dans un camp de transit vers le Goulag : ses amis écrivains Akhmatova et Pasternak, Boukharine son protecteur, ses compagnons de cellules supposés à la Loubianka, victimes également de l'arbitraire stalinien, une de ses maîtresses, mais aussi Vlassik, le garde du corps personnel de Staline.

Prenant jusqu'au bout le parti pris du réalisme, comme si ces entretiens avaient bel et bien existé, Littell ne va pas jusqu'à imaginer une vraie rencontre entre Staline et Mandelstam, mais, par un astucieux effet de mise en abîme, choisit de faire de leurs deux entretiens le fruit d'un délire de l'imagination du poète, lors de ses arrestations, en 1934 et 1938. Il en ressort deux hommes réciproquement obsédés l'un par l'autre et reliés par la fameuse Épigramme qui consacrait le talent poétique de Mandelstam tout en signant son arrêt de mort.

Littell évite avec beaucoup de finesse de tomber dans la mièvrerie ou la caricature : les deux personnages sont beaucoup plus complexes qu'il n'y paraît au premier abord. Staline, loin d'être dépeint uniquement comme une brute épaisse, apparaît féru de littérature, et Mandelstam, dans son refus de toute compromission, n'est pas dénué d'un orgueil qui frise parfois le pathétique : en 1934, la carrière de Mandelstam était déjà en passe d'être achevée, car refusant d'adhérer au «réalisme socialiste» il ne parvenait plus à être publié et vivait d'expédients avec son épouse. S'interdisant comme d'autres écrivains – et parmi eux son ami Pasternak - de composer avec le régime, il s'imagine porteur d'un grand vent de contestation avec la rédaction de son Épigramme, qui lui vaut la condamnation à un exil de trois ans à Voronej, suivie en 1938 de la déportation au goulag.

Cette dernière condamnation, intervenant à un moment où Mandelstam, qui n'était déjà plus que l'ombre de lui-même, n'écrivait plus rien de subversif ou supposé tel, peut surprendre. Robert Littell nous en propose une explication qu'il place dans la bouche même de Staline lors de sa seconde rencontre avec Mandelstam, imaginée dans un délire par ce dernier. Étonnamment, Staline lui reproche l'ode que le poète se força à composer en son honneur, lors de son séjour à Voronej, pour tenter de rattraper l'épigramme malheureuse : un poème, au dire de tous ceux qui le lurent, au mieux médiocre, au pire complètement raté. Or quelle pire injure pour Staline que de n'inspirer au plus grand poète russe que des vers de mirliton ?

Bien sûr, historiquement, l'hypothèse ne tient pas debout : il semble plus prosaïquement que Mandelstam ait bien plus dû sa déportation au goulag à l'accélération de la terreur et l'intensification de l'arbitraire en URSS à la fin des années trente qu'à un supposé jugement littéraire de Staline. Mais elle permet de faire de la lutte, forcément inégale, entre le poète et le dictateur, un symbole du pouvoir de résistance de l'art face à la barbarie, et illustre avec force le combat que toutes les dictatures et a fortiori les totalitarismes ont en premier lieu mené contre la culture.


Natacha Milkoff
( Mis en ligne le 22/03/2010 )
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