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Poches -> Littérature |
| Régis Jauffret Sévère Seuil - Points 2011 / 6 € - 39.3 ffr. / 160 pages ISBN : 978-2-7578-2318-7 FORMAT : 11cm x 18cm
Première publication en mars 2010 (Seuil)
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de lÉcole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon, agrégé de Lettres Modernes, Fabien Gris est actuellement moniteur à lUniversité de Saint Etienne. Il prépare une thèse, sous la direction de Jean-Bernard Vray, sur limaginaire cinématographique dans le récit français contemporain. Imprimer
Au cours dun de leurs jeux sado-masochistes, la narratrice, alors en position dominatrice, tue dune balle entre les deux yeux son amant, un homme daffaire extrêmement puissant et riche. Elle prend alors la fuite, et se remémore au cours de sa courte échappée comment elle en est venue à devenir la maîtresse de cet homme réputé, et comment les choses ont pu se terminer ainsi.
Commençons par mettre de côté ce qui semble être un faux débat : Sévère est certes inspiré dun fait divers réel, qui agita beaucoup les médias il y a quelques années. Régis Jauffret a dailleurs dû batailler pour publier ce texte, qui effrayait les avocats des maisons dédition. Néanmoins, ce fondement «réel» est évacué par lécrivain : même si tout semble vrai, provenant du témoignage de la protagoniste lors de son procès (que Jauffret a couvert pour un journal), aucun nom précis napparaît au final, très peu de détails spatiaux ou événementiels subsistent. Reste un préambule étrange de trois pages, qui tout à la fois contourne le problème du substrat «réaliste» et réaffirme le pouvoir de la fiction ainsi que le droit au «mentir-vrai» de la littérature. Peu nous importe finalement.
Bien plus quau fait divers, cest au chef-duvre cinématographique dOshima, LEmpire des sens, que Sévère nous fait penser : on retrouve les rapports ambigus entre un homme puissant, riche et respecté, qui sattache à une femme inférieure «socialement», avec laquelle il plonge dans une passion amoureuse et sexuelle absolue, qui se termine par un meurtre. Chez le cinéaste japonais comme chez lécrivain français, cette mise à mort finale tient tout autant de lhorreur que du paroxysme des sentiments, de lissue incontournable finalement acceptée par les deux personnages dune relation intense.
La force de Sévère tient en grande partie au choix de laisser la parole à la protagoniste, den faire la narratrice de cette histoire, après son crime (relaté dès le premier paragraphe). Mais, dans le même temps, la qualité du roman réside dans le fait que cette voix ne nous éclaire jamais sur les véritables motifs du crime (meurtre passionnel ? crime crapuleux motivé par largent ?), comme sur la nature de la relation qui lunissait à cet homme puissant, riche et craint (amour absolu ? relation dintérêt ? seule passion sexuelle ?). Toutes ces hypothèses défilent au cours du monologue de la narratrice, sans que lon ne sache vraiment à quel point elles sont pertinentes ; cela semble refléter la propre indécision du personnage, dont les souvenirs «factuels» sont aussi précis que demeurent flous ses profondes motivations. De même, la figure de lhomme garde elle aussi son opacité : il est tantôt attachant, tantôt pathétique, aussi bien violent quenfantin et fragile. Son mystère subsiste, jusquà ce meurtre que lon peut interpréter comme un suicide par procuration, pleinement consenti et voulu.
On voit ainsi que le texte de Régis Jauffret risquera de décevoir les amateurs de sensationnel et de faits divers ; le projet nous semble au contraire reposer sur un paradoxe profond, que lécrivain entretient sciemment : celui dexposer de la façon la plus précise et rigoureuse possible lopacité des relations humaines, emblématisées ici par cette histoire «extrême» et «extraordinaire» sur bien des points. Si lon retrouve le style décriture de lauteur de Microfictions (ces phrases courtes, tendues, violentes, dépourvues de liens de coordination ou denchaînements discursifs), il expose ici le mystère dun être qui joue avec et transgresse les limites que la société a définies, alors même que cette dernière est totalement gangrenée par le lucre et la violence, lhumiliation et lhypocrisie. Au final, on vient presque à se demander si ce coup de feu nest pas le seul acte humain authentique qui pouvait advenir. La narratrice de Sévère vient alors compléter la liste des «héroïnes» paradoxales de Jauffret, comme la femme de Promenade ou bien Clémence Picot, personnage éponyme dun roman publié en 1999. Lécrivain ne cherche aucune réponse, mais continue à poser froidement des questions à travers un récit toujours plus épuré. En cela, il persiste plus que jamais à nous déstabiliser.
Fabien Gris ( Mis en ligne le 08/04/2011 ) Imprimer
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