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Poches -> Littérature |
| Tom Wolfe Moi, Charlotte Simmons Pocket 2007 / 10.90 € - 71.4 ffr. / 651 pages ISBN : 2-266-15707-8 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Traduction de Bernard Cohen.
Première publication française en mars 2006 (Robert Laffont). Imprimer
Cest un fait : en Europe, luniversité américaine (du moins la prestigieuse : Yale, Princeton
) fait rêver et semble le temple de lintellect doù sortent les maîtres du monde, après un passage par quelque fraternité universitaire élitiste genre skulls and bones. Les Clinton, Bush et consorts sont des produits de cet enseignement qui fait fantasmer le vieux monde, comme une promesse de gloire, de puissance ou de reconnaissance. Sans doute est-il bon de démystifier ce qui savère avant tout un enseignement élitaire autant quélitiste, comparable à nos grandes écoles, reproduction sociale comprise. Cest à cette tâche salutaire que se livre Tom Wolfe, connu, entre autres, pour sa satire du monde des yuppies (Le Bûcher des vanités) : Moi, Charlotte Simmons est de la même veine, Tom Wolfe ayant choisi de croquer le monde étudiant, vu par un regard neuf et pour le moins déconcerté. Comme pour Flaubert et Emma, on se prend à penser que Charlotte Simmons, cest Tom Wolfe, du moins le jeune Tom Wolfe sil devait revenir à luniversité
Cest un choc culturel, la rencontre entre deux mondes : dun côté, Charlotte Simmons, 19 ans, meilleure lycéenne de Sparta (Caroline du Nord, 800 habitants), gentille, sérieuse, un peu coincée (il faut attendre la page 359 pour un premier flirt un peu poussé) mais pas trop bêcheuse, qui frissonne au souvenir de son premier émoi intellectuel et lit Houellebecq dans le texte ; de lautre côté, Dupont University, genre Ivy League, luniversité de lélite de la nation, bardée de prix Nobel, de champions olympiques et despoirs en tout genre
du moins faudrait-il lespérer. La réalité est plus discutable : dans ce temple du savoir, les sportifs décérébrés règnent en maîtres, la jeunesse érudite y décline jusquà lécoeurement le mot fuck dans tous ses sens, lalcool coule à flot, le rap, sa misogynie et son homophobie, résonnent à tous les étages, bref, un campus où, pour avoir un genre, un style, les jeunes bourgeois se sentent obligés daffecter les manières du ghetto. Lensemble est à la fois drôle et un peu atterrant, mais T. Wolfe ne cède pas à un cynisme facile, ou à une ironie conservatrice, et dresse un tableau des murs actuelles dautant plus fidèle et réaliste quil se veut détaché, comme un écrivain naturaliste perdu sur un campus.
Et qui croise-t-on à Dupont ? Jojo, le basketteur blanc, héros du campus (comme tous les sportifs), complexé par son intellect (un crime semble-t-il chez les sportifs de haut niveau : Jojo réinvente même le concept daliénation à loccasion) et sa couleur de peau (axiome : le paradis du basket nest pas fait pour les blancs) ; et en croisant Charlotte, Jojo entame son chemin de Damas. Il y a aussi Hoyt, jeune homme entreprenant, bourré dassurance, escroc sur les bords, et quun fait divers transforme en star locale : Charlotte saura-t-elle humaniser ce «playb de campus» ? Beverly, la colocataire de Charlotte, est le prototype de la jeune fille riche et sans cervelle, trop stéréotypée pour ne pas faire vraie. Sans oublier Adam, «Mutant du millénaire» et futur démagogue élevé dans le mythe de la contre-culture, oblat pour reprendre une terminologie bourdieusienne dans un monde dhéritiers et décidé à perdre son pucelage et conquérir la reconnaissance, doù quelle vienne. Ces personnages sentrechoquent, vivent, saiment ou se haïssent durant les quatre années détudes supérieures, découvrant la réalité de la phrase célèbre de Paul Nizan sur le bonheur douteux davoir 20 ans.
Et T. Wolfe les suit, de soirées en fraternités, de matchs en cours : alternant les points de vue, il livre ainsi la fresque intime dune année universitaire ordinaire, vue par quelques étudiants représentatifs, et son cortège de petits drames, déchecs ou de réussites, comme une longue transition avant un âge «adulte» fantasmé. Le style est efficace, direct : Tom Wolfe brille dans les descriptions, les dialogues et le rythme imposé par des chapitres assez courts et de facture classique (unités de lieu, de temps et daction sont respectées). Tout cela se lit comme une enquête ethnographique, une saison chez les barbares : captivant.
Moi, Charlotte Simmons savère un roman dapprentissage un peu trash, la version XXIe siècle de LAttrape cur ou de LEtudiant américain : à mi-chemin entre journalisme et littérature, Tom Wolfe ne sembarrasse pas de romantisme ou dellipses, et sait dire crûment les choses, quoiquen gardant toujours, au détour dune phrase, son sourire amusé, un brin distant
Après tout, «on nest pas sérieux quand on a 20 ans». Comme un reportage, il promène son regard dans un campus élitiste, campe (avec un effroi raisonnable) cette jeunesse américaine qui cherche ses modèles sur les terrains de sport, dans les ghettos, ou à travers une lecture très approximative de Marx. La recette la confrontation de deux mondes distants, et lapprentissage dune oie blanche est efficace et le roman se lit dune traite. Le Bûcher des vanités à 20 ans : ça mérite une mention !
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 14/03/2007 ) Imprimer | | |
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