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Bande dessinée -> Fantastique |
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Par-delà le mur de l’adaptation | | | Erik Kriek L’Invisible - Et autres contes fantastiques Actes Sud - l'An 2 2012 / 19 € - 124.45 ffr. / 112 pages ISBN : 978-2-330-01199-4 FORMAT : 17x24 cm Imprimer
Lovecraft et la bande dessinée comme dailleurs Lovecraft et le cinéma cest une grande histoire damour et de rejet. Comme si les deux étaient naturellement faits pour se rencontrer, mais quau final le mariage tournait au vinaigre. Limage dessinée a besoin de mettre à plat ces visions écrites, de rendre concrètes ces ambiances minutieusement mises en place par lécrivain américain, et de mettre un « visage » sur ces créatures monstrueuses. Seulement voilà, comment dessiner ce « qui ne se décrit pas », comment concevoir des architectures qui ne correspondent à rien dhumain, et comment surtout rendre compte de ces ambiances, ces atmosphères finement travaillées. Dès lors, si beaucoup de dessinateurs se sont essayés à la tâche, beaucoup se sont franchement plantés.
Il y aurait là un livre à écrire : lorsque lon commence à faire linventaire des adaptations de Lovecraft en bande dessinées, on saperçoit vite que lon met à jour une impressionnante bibliographie, et que le Breccia cache la forêt. Cest un gouffre, un puits sans fond comme laurait apprécié lécrivain, le créateur de formes architecturales monstrueuses et inhumaines. Et cela sans compter les « travaux inspirés de
»: de Mignola à Alan Moore en passant par Andreas et plusieurs comics de piètre qualité, il y aurait encore une montagne de papiers encrés à gravir.
Beaucoup de travaux inspirés de Lovecraft, mais au final peu de chefs-duvre. Et pourtant toutes ces adaptations ont un point commun, une qualité partagée : cest lamour singulier, entier, de lunivers de lauteur. Nombreux sont les travaux amateurs qui se sont attaqués à cet univers. On en trouve encore beaucoup sur le net. Certes, Lovecraft comme scénariste, pour un apprenti dessinateur, ça peut aider, mais il y a là quelque chose de plus fort, de viscéral presque à vouloir adapter et coucher sur papier ces lectures. Cest une passion folle, une envie den découdre avec ces récits incroyables, comme pour les exorciser, les vaincre. Un travail symptomatique est celui, publié à compte dauteur, de Jason Thompson qui reprend, courageusement ! La Quête onirique de Kadath l'inconnue. Cest un livre non exempt de maladresses mais dune grande sincérité et révélant un travail méticuleux et envoûtant.
Souvent, les adaptations de Lovecraft, malgré cet indéfectible enthousiasme ne parviennent pas à satisfaire limagination suggérée par le texte seul. Lune des récentes adaptations du maître tombe dans le panneau : Les Montagnes hallucinées, un classique de lécrivain américain, est un bel album de Culbard dont on na pas envie de dire du mal, bien dessiné, soigné, joliment mis en scène, mais qui pourtant ne parvient jamais à mettre en déroute le lecteur comme il a pu lêtre devant la nouvelle originale. Et là où on attend du grandiose (la découverte de lancienne Cité vue davion, la rencontre avec les Shoggoths), on se retrouve devant quelque chose daffreusement plat, conventionnel, bridant limaginaire, pire le rabaissant !
À lopposé, il y a donc le livre de Breccia (Les Mythes de Cthulhu, première édition en 1979) : le dessinateur sud-américain livre une uvre graphique impressionnante, magnifique, où le monstrueux côtoie lexpressionnisme. Mais dans le même temps, il perd une partie de lesprit des textes de Lovecraft en plaçant à nimporte quel prix les visions de lécrivain vers le haut, sans plus délément de comparaison, alors que, justement, le parti pris de Lovecraft est de confronter le tout petit, lanodin à linfiniment grand. Chez Breccia, il manquerait cette attache au quotidien qui fait justement que la terreur sinstalle.
Parce que voilà, Lovecraft, auteur longtemps sous-estimé, toujours injustement comparé à Poe, a, au fil des années, révélé aux yeux de tous son véritable génie. Ses récits sont à la fois faits de gigantisme (la cosmogonie quil imagine duvre en uvre, les créatures improbables
), et construits avec une rigueur narrative sans faille. Beaucoup de suiveurs ont ainsi essayé de prolonger le travail du maître : certes, les monstres étaient toujours plus grands, plus effrayants, mais il manquait au final cette simple évidence de lintrigue que lon trouve dans les textes de Lovecraft. Cette expédition en Antarctique par exemple (Les Montagnes hallucinées), a dans ses prémisses tout dun Jules Verne. Ou cette virée nocturne cauchemardesque dans les sombres rues dInnsmouth : on se souvient que lun des moments les plus terrifiants de cette nouvelle est le moment où le héros est dans son lit et quil entend des pas et des voix derrière la porte de sa chambre dhôtel. Lovecraft cest tout cela : la simplicité des situations, ce mélange subtil de divertissement populaire et de fantastique oppressant, grandiose, empreint dun pessimisme persistant.(1)
Eric Kriek est donc le dernier concurrent en date dans cette grande farandole. Dans ce sympathique livre, il adapte 5 récits de Lovecraft. Deux font partie des plus célèbres de lécrivain de Providence (La Couleur tombée du ciel, Le Cauchemar dInnsmouth), et ont justement, dans le déroulement de lintrigue et des situations, ce caractère exemplaire.
Le travail de Kriek est remarquable en plusieurs points : il y a dabord ce dessin élégant, racé, détaillé qui permet au lecteur de se plonger rapidement dans lambiance. Le noir et blanc fait merveille, les décors sont finement élaborés (la région de la Nouvelle Angleterre au début des années 30 est toujours un élément clé des récits de Lovecraft), et les sales bobines des monstres ne dépareillent pas. Comment dessiner lindicible ? Diable ! Avec conviction, et beaucoup dombres et de détails. Ce dessin, ainsi que lhabillage général (la mise en scène, le lettrage
), puise son inspiration dans les EC Comics des années 50, et cest là un parti pris esthétique habile de la part de Kriek.
On sait que les travaux de Lovecraft, de son vivant, nont jamais eu les honneurs déditions en cuir relié, mais restaient confinés dans des publications plus confidentielles, des pulps mélangeant un peu tout et nimporte quoi. Kriek se souvient de cela et lorsquil plagie le style des comics populaires des années 50, cest en pleine conscience de cause, et cest un hommage rendu aux Weird Tales dans lesquels publiaient Lovecraft dans les années 20. Ainsi, Kriek, à linverse de Breccia, a su garder lesprit « populaire » de Lovecraft, quitte à et cest là où ladaptation devient moins fidèle ne pas se prendre au sérieux. Dans tous les récits ici présentés, à lexception peut-être de Dagon, on trouve en effet un humour sous-jacent, rien que dans les figures parfois dessinées, caricaturales, et ces expressions faciales elles-aussi exagérées (les gouttelettes de peur qui perlent les fronts). Jack Davis na-t-il pas lui-même dessiné pour Mad ? Kriek connaît tout cela et livre un album au parfum délicieusement rétro, qui perd un peu en profondeur mais gagne en plaisir de lire.
Il est évidemment difficile de juger une adaptation sans se référer à luvre originale, surtout lorsquelle pèse de tout son poids comme celle de Lovecraft. Inévitablement, et lauteur se doit daccepter les règles du jeu, les comparaisons se font, les bisbilles se créent. Kriek nest pas un adaptateur fidèle de Lovecraft. Il adopte même de singuliers partis pris : la nouvelle Je suis dailleurs prend ici un tournant certes évident à la lecture, mais radicalement éloigné du texte original. Mais lorsquon décide de ne plus voir que lalbum, de juger ses qualités propres, en oubliant lombre de son inspirateur, on ne peut que saluer le travail accompli ici. Cest au final un livre très réussi, une belle variation sur le fantastique, à la fois un hommage au genre et à lartiste, en forme dexercice de style inspiré.
1."Lhorreur chez Lovecraft naît de la découverte de la dissolution des valeurs de lhomme, de son absence dimportance, de son inexistence, en face dune réalité quil croyait plus ou moins contrôler par la « civilisation »". Gérard Klein, LHerne, Lovecraft, p. 57.
Alexis Laballery ( Mis en ligne le 18/11/2012 ) Imprimer
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