|
Bande dessinée -> Humour |
| |
Les altermondialistes du XVIe siècle | | | Jeanne Puchol La Bouchère au bûcher Editions de l'An 2 - Traits féminins 2004 / 15 € - 98.25 ffr. / 48 pages ISBN : 2-84856-020-7 FORMAT : 22 x 30 cm Imprimer
Voici un remarquable album, qui est la suite et la fin de Haro sur la bouchère !, écrit et dessiné par Jeanne Puchol, dans la collection «Traits féminins» des éditions de lAn 2, collection consacrée aux femmes dessinatrices et scénaristes.
La Bouchère au bûcher se passe dans lEspagne de la fin du XVIe siècle, au temps de la redoutable Inquisition, aux environs de Tordesillas. La belle héroïne, déguisée en homme, est à la recherche de son petit compagnon à quatre pattes, Bicho, perdu dans le tome 1. Elle est suivie à bonne distance par le pêcheur Jesus Atun, qui laime, et son compagnon Juan Bacalao. Et leur errance à tous croise aussi celle de doña Lluvia, condamnée à porter la pluie sur sa tête (si !).
Ces cinq personnages principaux en croisent beaucoup dautres : des moines rompus à lart du combat ninja, que lun dentre eux a rapporté dExtrême-Orient ; lévêque de Tordesillas, cruel et stupide, lui aussi à la recherche désespérée du petit Bicho, animal fabuleux qui connaît sur le bout des pattes lAncien et le Nouveau Testament, et qui lui soufflait ses homélies ; deux angelots tout droit sortis dune peinture baroque, qui jouent les espions au service du supérieur dun monastère des environs de Tordesillas ; cinq fauves, enfin, doués de parole (un lion, un loup, un renard, un ours et un tigre), qui commentent les mouvements de tout ce monde
Sans oublier le peuple de la province de Tordesillas !
On le voit : il y a du roman picaresque dans cette narration un genre qui date précisément de lEspagne de ce temps-là et que Jesus et Juan, véritables décalques de Don Quichotte et Sancho Pança, incarnent parfaitement. Mais on aurait tort de croire que La Bouchère au bûcher ne serait inspirée que par Cervantès ou Quevedo.
Lhistoire est dabord burlesque. Dans ce coin de lEspagne, cest en effet le bétail que brûle avant tout la redoutable Inquisition, en particulier les vaches et les moutons. Cest dailleurs ce qui inquiète nos cinq fauves, qui regrettent le temps du gibier abondant. Faute de mieux, ils dévorent lâne de Sancho pardon, de Juan ! dans un pastiche très réussi des Animaux malades de la peste de La Fontaine. Des moines champions darts martiaux aux angelots qui sécrient «mille ciboires !» ou «jen ai vraiment plein les plumes !», Jeanne Puchol propose ainsi une histoire fondamentalement fantaisiste.
Hilarante, ensuite. Lauteur de La Bouchère au bûcher aime les calembours et les multiplie, du religieux qui dit «le babil ne fait pas le moine» au pêcheur qui conseille «de ne pas lâcher la lamproie pour lombre», en passant par lévêque qui demande si ces moines amateurs de ninja ne sentent pas le soufre, et sentend répondre : «non
le nuoc-mâm, peut-être ?»
Franquin figure dailleurs au nombre des références nombreuses de Jeanne Puchol : un soldat explique que lévêque a parlé dun monastère de pouilleux parce que «chez les papes, il y a les papes à poux, et les papes pas à poux
chez les poux, tu as aussi les poux à pape, et les poux pas à pape
» Hommage est ainsi rendu au grand Gaston Lagaffe.
Lhistoire, enfin, est politique. Tordesillas, cest la ville où, en 1494, fut signé le traité qui séparait en deux le Nouveau Monde ; une moitié revenait au roi dEspagne, une autre au roi du Portugal. Pour Jeanne Puchol, cest, avec la sanction diplomatique de la découverte de Christophe Colomb, le début du débat politique concernant la mondialisation. Quant à ces hécatombes de vaches brûlées, cela ne vous rappelle rien ? Dès lors, il est logique que le peuple dEspagne se lève, en une manifestation monstre, contre les pouvoirs publics. Cest doña Llivia qui formule le mécontentement, en réfléchissant au «pacte abominable» que fut le traité de Tordesillas : «Dabord, se partager le monde à deux, comme sil sagissait dun gros gâteau, sans tenir compte des populations de ces terres, de pauvres gens comme vous et moi ! Dautre part, les fruits de ce partage, en avez-vous jamais goûté la saveur ? Lor et les richesses rapportés des Indes et de toutes les terres visitées à louest par notre fière Espagne, en avez-vous vu la couleur ? Est-ce à nous, petites gens, que ce découpage entre puissants a profité ? na-t-il pas plutôt contribué à mettre encore plus de malheureux dans la misère ? empêche-t-il le désarroi où vous êtes maintenant, avec vos bêtes massacrées ?»
La manifestation se met alors en branle, qui réunit toutes les catégories socio-professionnelles. Ici, la caricature de la manif vise juste : les bergères doivent être «juste entre la fédé des aubergistes et les moutardiers réunis
Mais non ! les bergères sont entre le front des repasseuses et le collectif des lavandières !
Pas du tout ! ça, cest ce qui avait été décidé lors de la première coordination, hier, mais celle daujourdhui
»
Et le ton monte : «Réformistes !», «Social-traître !», «dégonflé». Enfin, la manifestation se met en marche, accompagnée de slogans bien sentis : «Philippe II, tes foutu, les bouviers sont dans la rue !», «Aucu, aucu, aucune hésitation, non, non, non à lincinération !» Du burlesque, du lhumour, du sens, tout cela servi par un trait efficace. Une grande BD, donc.
Sylvain Venayre ( Mis en ligne le 27/03/2004 ) Imprimer
Ailleurs sur le web :Le blog de Jeanne Puchol | | |
|
|
|
|