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Histoire & Sciences sociales  ->  Antiquité & préhistoire  
 

D’Enkidu à Ganelon
Salvatore D' Onofrio   Le Sauvage et son Double
Les Belles Lettres - Vérité des mythes 2011 /  27.40 € - 179.47 ffr. / 268 pages
ISBN : 978-2-251-38560-0
FORMAT : 15,0 cm × 21,5 cm

L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de l’I.E.P. de Toulouse, titulaire d’une maîtrise en histoire ancienne et d’un DEA de Sciences des Religions (EPHE), est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire de la Sorbonne à Paris, où il est responsable du CADIST Antiquité. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne.
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L’anthropologue Salvatore D’Onofrio, Professeur à l’Université de Palerme tout en étant chargé de cours à l’EHESS et membre du laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France où il a côtoyé Philippe Descola, Françoise Héritier et Claude Lévi-Strauss, est surtout reconnu comme un spécialiste de la parenté spirituelle dans les sociétés européennes chrétiennes (cf. son livre sur L’Esprit de la parenté. Europe et horizon chrétien, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 2004). Il s’aventure ici sur le terrain de l’altérité et du Sauvage, cher à l’anthropologie structurale lévi-straussienne, envers laquelle il reconnaît sa dette. Il s’y livre à une analyse anthropologique de textes qu’il réunit sous la catégorie de «littérature mythique», et qui ont en commun de présenter des histoires de doubles, sans oublier le contexte d’énonciation de ces différents ensembles discursifs.

Cette étude, même si elle respecte l’ordre chronologique des textes, n’a pas pour objectif de suivre dans le détail l’histoire de leurs différentes versions. Le matériau analysé est vaste, allant des textes cunéiformes de la Mésopotamie ancienne à la littérature médiévale, étudiant tour à tour les couples Gilgamesh-Enkidou, Polyphème-Ulysse, Jacob-Esaü, Jean-Baptiste-Jésus, Renart-Ysengrin, Roland-Ganelon… Il s’agit de voir quelles relations s’établissent avec les contextes ethnographiques ou les principes à la base de l’organisation sociale humaine. Selon l’auteur, ces histoires de doubles reproduisent des clivages mentaux universels, car les personnages mis en scène (frères, souvent jumeaux ; cousins ; ennemis ou amis très proches…) peuvent être mis en relation avec le fonctionnement des systèmes de parenté. Seule la catégorie de «double» serait véritablement universelle. Dans l’espace méditerranéen et le Moyen-Orient, elle se manifesterait particulièrement par l’antinomie entre l’homme sauvage et l’homme civilisé ; dans d’autres aires culturelles, le double pourrait se manifester à travers d’autres oppositions. De nombreux textes mettent souvent en scène le couple du sauvage et de son double domestique avec une représentation dramatisée des faits de parenté, notamment spirituelle, sans oublier au passage la question de l’inceste (y compris du deuxième, voire du troisième type…). Cependant, les attributs des personnages ne se déploient pas de la même manière dans toutes les histoires qui mettent en scène des doubles. Le récit de la naissance de Rome, tel que raconté par exemple par Tite-Live, réunit tous les éléments de ce schéma : Romulus et Rémus sont des enfants «sauvages» dont l’un devient le fondateur d’une cité. Mais, curieusement, l’auteur ne s’étend guère sur cet exemple, et encore seulement dans son introduction.

Le premier chapitre est consacré aux «plus anciens doubles du monde». Une place importante est dévolue au plus vieux texte poétique conservé, à savoir l’Epopée de Gilgamesh. Le héros, roi d’Uruk, est présenté comme un homme civilisé, mais non exempt d’une démesure qui fâche les dieux contre lui. Ces derniers lui suscitent un rival en la personne d’Enkidu, l’homme sauvage, qui finit par devenir son meilleur ami après l’avoir combattu. Ils luttent ensemble contre le gardien de la forêt des cèdres, le monstre Humbaba, autre figure du Sauvage. Après la mort d’Enkidu, victime des dieux, Gilgamesh est inconsolable et part en quête de l’herbe de vie qui pourrait lui permettre d’accéder à l’immortalité. Il échoue de peu dans cette quête et se contente finalement de vivre comme un homme mortel. Salvatore D’Onofrio traite ensuite du conflit entre les frères ennemis Caïn et Abel, qui recoupe celui entre éleveurs (Abel) et agriculteurs (Caïn). Mais le fratricide impose à Caïn le sédentaire un changement de statut. Condamné à l’errance, il devient nomade, non sans fonder paradoxalement la première ville. L’auteur évoque ensuite d’autres figures bibliques, dont les frères rivaux Esaü et Jacob.

Avec le deuxième chapitre, «Ulysse et l’homme sauvage», on passe de la Bible à la Grèce. L’épisode du Cyclope Polyphème dans l’Odyssée fait l’objet d’une analyse serrée. Le monstre, pasteur cannibale, se distingue d’Ulysse et de l’humanité par son régime alimentaire, son mode de vie solitaire dans une grotte et son rapport aux dieux (il méprise les lois de l’hospitalité, tout en étant généalogiquement proche d’eux). Mais il serait inexact de voir de manière simpliste dans ce récit une opposition entre sauvagerie et civilisation, ou entre nature et culture. Il s’agit plutôt d’opposer deux cultures, une pastorale et une agricole, dont la seconde repousse l’autre dans le domaine de la nature. L’ambivalence est reine, car la terre des Cyclopes apparaît aussi comme une sorte de «pays de cocagne» où la terre donne ses fruits sans avoir besoin d’être cultivée. On retrouve cet aspect idyllique dans la poésie bucolique chantant les amours de Polyphème et de Galatée. Le rapport des Cyclopes à la civilisation n’est pas d’exclusion, car ils sont considérés dans d’autres traditions comme des forgerons ou des architectes-constructeurs. Ils apparaissent de surcroît comme les parents, mais aussi les rivaux des Phéaciens qui ont une attitude beaucoup plus hospitalière envers Ulysse. Le roi d’Ithaque n’est pas non plus exempt d’ambiguïté, car c’est sous les traits d’un homme sauvage qu’il apparaît aux yeux de la Phéacienne Nausicaa et de ses suivantes épouvantées ; il y aurait aussi beaucoup à dire sur la sauvagerie de sa vengeance à son retour dans sa patrie.

Le troisième chapitre opère un retour à la Bible, mais cette fois-ci au Nouveau Testament. Est d’abord examiné le rapport ambigu de la Vierge à son Fils qui apparaît aussi comme son père. Mais l’auteur analyse ici, au risque de paraître parfois un peu hors sujet, une forme de dédoublement «sans sauvage», trouvant simplement son origine dans des manipulations symboliques de la parenté. Un exemple particulièrement suggestif en est donné dans les représentations de la Dormition de la Vierge, la représentant à la fois sous la forme du corps d’une mère allongée et d’une nouvelle-née «accouchée» à sa vie spirituelle par le Christ. La figuration de la Vierge sous des traits juvéniles l’apparente également plus souvent à une épouse qu’à une mère pour le Christ adulte. Suit un développement sur la parenté spirituelle et les interdictions d’inceste du deuxième ou du troisième type, auquel Jean-Baptiste, précurseur et sorte de double de Jésus, se trouve associé dans sa condamnation du mariage entre Hérode Antipas et sa nièce et belle-sœur Hérodiade. D’Onofrio rappelle d’autres histoires d’inceste de l’Ancien Testament (Abraham et Sarah, Jacob époux des deux sœurs Léa et Rachel, Ruben et Bilha, Juda et Tamar, Tamar et Amnon), avant de revenir à la figure de Jean-Baptiste, homme sauvage vivant dans le désert, vêtu d’une peau de chameau, mais double presque gémellaire du Christ de par sa naissance miraculeuse, son activité prophétique et sa mort violente.

La quatrième partie nous fait basculer dans le Moyen Âge, lus particulièrement dans des contes d’animaux comme le Roman de Renart, où le rapport du goupil avec le loup Ysengrin, deux animaux pourtant sauvages, procède de la même logique de double, sans oublier la dimension de parenté spirituelle et d’inceste (le renard viole sa commère la louve). La cinquième et dernière partie complète l’analyse avec l’examen de la Chanson de Roland et de ses épigones (par exemple chez l’Arioste et dans le théâtre de marionnettes sicilien). Le héros de Roncevaux dispose de plusieurs doubles dans les personnes de son cousin Renaud, du fidèle Olivier, et du traître Ganelon, sans oublier l’oncle (et peut-être père incestueux) Charlemagne.

Salvatore D’Onofrio propose dans cet ouvrage un usage mitigé de la méthode structurale, sur un matériau littéraire occidental, nuançant la distinction classique entre sauvage et civilisé. En effet, une figure peut assumer tour à tour les deux dimensions. Cette subtilité de l’analyse fait tout l’intérêt du livre, qui pourra être complété par l’étude des catégories du double et de l’opposition sauvage/civilisé dans d’autres aires culturelles et temporelles que l’Antiquité et le Moyen Âge occidental.


Sébastien Dalmon
( Mis en ligne le 25/09/2012 )
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