| |
Histoire d’une révolution | | | Paul Veyne Quand notre monde est devenu chrétien - (312-394) Albin Michel - Bibliothèque des idées 2007 / 18 € - 117.9 ffr. / 319 pages ISBN : 978-2-226-17609-7 FORMAT : 13,0cm x 19,5cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Un beau jour de lan 312, lempereur Constantin sest réveillé chrétien : cétait le jour de la bataille du Pont Milvius. Un rêve prémonitoire («par ce signe, tu vaincras»), le-dit signe (un chrisme) peint sur les boucliers des soldats, une victoire inattendue
et hop, lempire païen seffondre et la Rome chrétienne peut naître par la volonté dun souverain, bien inspiré. Une belle image dEpinal, un rien simpliste
Cest ce conte que Paul Veyne, professeur honoraire au Collège de France et grand spécialiste de lHistoire romaine (depuis Le Pain et le cirque jusquau très réussi LEmpire gréco-romain, en 2005) a décidé de faire voler en éclat afin de questionner ce qui sapparente à une révolution. Car si lépisode est connu, il suppose encore dêtre saisi dans sa complexité, avec ses enjeux, ses risques, ses incertitudes.
Lan 312 est donc lannée de la révolution : le christianisme devient une religion tolérée, visible à lexemple de lempereur et de son signe, le chrisme, qui figure jusque sur sa monnaie. Les forces en présence sont pourtant déséquilibrées : peut-être 5 à 10% de chrétiens secte douteuse - sur 70 à 80 millions dhabitants de lempire. Que sont-ils alors, ces chrétiens : une minorité agissante, un noyau dur, une avant garde ? Le vocabulaire (ou bien la vulgate, pour filer la métaphore) marxiste simposerait presque et du reste, Paul Veyne samuse, non sans malice, à dresser des parallèles entre 1917 et 312 (allant jusquà comparer par ailleurs le fisc romain au goulag
). Reste quil faut attendre encore 12 ans pour que, toujours sous les auspices de lempereur converti, on passe de la tolérance à la domination des chrétiens (et donc à un paganisme toléré). Retournement de situation pour une Eglise chrétienne passée dune secte de professants à une institution liée à lEtat, et dont on dira un jour quelle est finalement «la religion de la sortie de la religion». Quest-ce alors que ce christianisme triomphant ? Comment est-il organisé ? Qui sont ses fidèles ? Et surtout, qua-t-il de mieux ou de différent par rapport aux autres religions, tant traditionnelles que nouvelles (lorientalisme est déjà à la mode). Pourquoi ce succès, cet engouement au plus haut niveau de la société ?
Le tableau de cet empire en transition, et de ce christianisme conquérant, est impressionniste, et évoque un peu Michelet : on y croise un Constantin étonnant, pragmatique (il nimpose ce christianisme «impérial» quà sa sphère privée, extensive il est vrai, et demeure, officiellement, un dieu en devenir), prédicateur marginal (baptisé sur le (très) tard, 25 ans après sa conversion, il est demeuré «lévêque du dehors», une expression qui reste à expliciter), converti probablement sincère (en tous les cas prosélyte, ce que montre Paul Veyne, qui rejette laccusation dun empereur qui aurait instrumentalisé le christianisme par opportunisme), et administrateur habile.
Car le christianisme demeure, il faut le souligner, minoritaire. Reste à saisir les modalités de cette transition, modalités juridiques et coutumières qui sinscrivent dans lévolution du pouvoir politique, de la prudence dun Constantin à la politique offensive (ou prosélyte) dun Constance. Si avec Julien lapostat, en 392, la christianisation se heurte à une résurgence païenne, le pli semble toutefois déjà pris et le christianisme simpose. Demeurent enfin quelques questions dactualité, où le savant et le citoyen se rejoignent : lEurope est-elle chrétienne ? Le christianisme nest-il quune idéologie, taillée pour le pouvoir et sa légitimation, un instrument ?
Conversant, par livres interposés, avec des notabilités antiques (indispensable Eusèbe de Césarée) et contemporaines comme avec quelques historiens jeunes et talentueux (Hervé Inglebert et Bruno Dumézil notamment, dont la thèse sur la question fait référence), Paul Veyne dévoile un peu de cet atelier de lhistorien dans un style personnel, à la fois intimiste et confiant. Alors osons le mot : cest un texte touché par la grâce. Paul Veyne ne livre pas ici une simple étude sur la christianisation de lEmpire
il sagit plutôt dune longue réflexion, émaillée de points de vue personnels, de digressions imprévues et topiques, un mélange subtil dérudition, de pédagogie, de réflexions dun croyant, de jeux intellectuels par un esthète de la pensée
une pépite, un livre original, comme une longue promenade avec un grand historien qui, par des questions simples (aux réponses parfois complexes), samuse à faire réfléchir, à faire toucher du doigt à ses lecteurs le côté révolutionnaire de cet événement.
Il règle aussi quelques comptes au passage, et se livre même, au détour dune note, à une forme dego-histoire qui fait désirer un volume de mémoires, ou un journal
Un ouvrage superbe, si personnel que lon ne peut que lapprécier sans jalouser son auteur. Un beau livre, dont la portée va bien au-delà du monde universitaire.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 18/06/2007 ) Imprimer | | |