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La Cité rayonnante entre Héra et Poséidon | | | Pierre Sauzeau Les Partages d'Argos - Sur les pas des Danaïdes Belin - L'antiquité au présent 2005 / 26 € - 170.3 ffr. / 395 pages ISBN : 2-7011-3346-7 FORMAT : 14x21 cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne (mémoire sur Les représentations du féminin dans les poèmes dHésiode) et dun DEA de Sciences des Religions à lEcole Pratique des Hautes Etudes (mémoire sur Les Nymphes dans la Périégèse de la Grèce de Pausanias). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia, il est actuellement professeur dhistoire-géographie. Imprimer
Pierre Sauzeau nous offre chez Belin, dans la collection «LAntiquité au présent», une version remaniée de sa thèse consacrée aux recherches sur limaginaire de la Cité rayonnante dArgos, soutenue en 1994 à lUniversité de Lyon II, et dirigée par Pierre Vidal-Naquet et Michel Casevitz. Il laisse ici de côté la troisième partie, qui sintéressait à quelques événements dont le fondement était certainement historique, mais dont la signification se révélait surtout mythique (campagne de Cléomène de Sparte, oracle et défaite de Sépéia, coup détat des Mille, mort de Pyrrhus
) pour se recentrer sur lanalyse de la langue (que signifient argos et ses dérivés en grec ?), de la comparaison (indo-européenne mais aussi sémitique, sachant que les deux ensembles se sont souvent interpénétrés, y compris en Orient), de lépopée (homérique tout dabord, mais aussi les poèmes argiens disparus de la Phoronide ou de la Danaïde), mais également de la géographie symbolique et des cultes dArgos (qui semblent sarticuler autour du clivage entre Héra la souveraine et Poséidon le chthonien).
La première partie de louvrage est donc uvre de philologue, et sintéresse au nom même dArgos. Le toponyme est répandu et lon compte plusieurs cités de ce nom en Grèce, qui semblent renvoyer à un adjectif, argos, évoquant à la fois les idées de rapidité, de brillance, de luminosité et de blancheur. Cette association de léclat et de la rapidité ne doit pas surprendre : ne qualifie-t-on pas, en français, de brillante une intelligence vive et rapide, qui voit les choses clairement et éblouit les auditeurs ? Le nom de lArgolide ne dérive pas du toponyme Argos, mais signifie «la terre lumineuse-rayonnante» (p.29). Lemploi dArgos chez Homère est donc souvent formulaire, ce qui explique quil peut sappliquer autant à Sparte et Ithaque quà la cité de Diomède. Les Argiens de lIliade se confondent avec les Danaens et les Achéens et peuvent désigner lensemble des Grecs combattant sous les murs de Troie, autrement dit des guerriers brillants, lumineux et rapides, dignes héros du genre épique. Argos renvoie à lidée dun royaume lumineux, un pays riche et royal qui constitue le centre du monde grec héroïque. La Souveraine divine de ce royaume ne peut être quHéra lArgienne (Argeiê), la déesse aux bras blancs, qui est aussi la protectrice de Jason et de ses compagnons Argonautes, embarqués sur une nef magique, la rapide Argo. Car la blancheur lumineuse sassocie tout naturellement à la souveraineté. Mais cette blancheur, toute prestigieuse quelle soit, va de pair avec une certaine sécheresse. Argos est assoiffée en raison du ressentiment de Poséidon, maître des eaux chthoniennes, jaloux quon lui ait préféré sa sur Héra, et qui a asséché les fleuves dArgolide, dont lInachos (ancêtre des rois dArgos et père du premier homme argien, Phoroneus), qui avait pris le parti de la déesse contre lui lors du jugement devant attribuer la souveraineté divine du pays à lune des deux divinités, mythe fondateur qui nest pas sans rappeler léris divine athénienne entre le même Poséidon (éternel perdant, décidément !) et Athéna. Mais cet événement originel a pour conséquence un partage du pays dArgos sur le plan géographique et hydrologique : dun côté la sécheresse, tempérée par la pluie de Zeus ; de lautre, à la périphérie, les sources abondantes et les marécages de Lerne, lieu infernal (porte des Enfers) et antre de lHydre. Dun côté Poséidon et lHumidité, de lautre Héra et la Sécheresse.
La deuxième partie du livre nous entraîne sur les traces dHéra, vers lensemble des terres vouées à laridité et au ruissellement des eaux de pluie disparaissant vite sous le relief karstique. Le principal sanctuaire extra-urbain de la déesse, lHéraion, se dresse sur la première colline qui domine la plaine argienne, du côté de Mycènes, parmi les vignes, les oliviers et les ravins desséchés. Ce centre fait figure dAcropole symbolique dune Argos qui relève plus de la représentation que de la réalité urbaine et civique. Mais la déesse aux bras blancs nest pas sans ambiguïté ; elle entretient des liens curieux avec certains monstres, comme le lion de Némée ou lHydre de Lerne quelle aurait nourris. Elle frappe de folie Dionysos mais aussi les filles du roi Proetos, jumeau ennemi dAcrisios avec qui il sest partagé le pays argien. Jalouse, elle persécute aussi Io, sa prêtresse coupable davoir inspiré lamour de Zeus. Et cest ainsi que la pauvre jeune fille, transformée en génisse, va de lHéraïon à Lerne, passant dans le domaine poséidonien et traversant même la mer pour être finalement délivrée de ses tribulations en Egypte.
Cest donc tout naturellement que la troisième partie de louvrage nous conduit du côté de Poséidon, vers une région côtière et marécageuse, près des montagnes dArcadie, dans les sanctuaires de Lerne qui se dissimulent parmi les platanes, les roseaux, les marais et les sources, en bordure de mer. Cest le domaine des monstres qui ont encore plus daffinités avec Poséidon quavec Héra, relevant du domaine humide, mais aussi infernal. Le lac Alcyonien passe pour une porte des enfers, et Dionysos sy précipite pour aller chercher sa mère Sémélé aux Enfers. Lerne est aussi le domaine dAmymonè, Danaïde aimée du dieu des eaux, qui réconciliera ce dernier avec le pays dArgos, grâce à un mariage qui apportera en présent à la mariée le retour des sources. Mais Poséidon partage son domaine avec dautres divinités chthoniennes. Lerne était ainsi un haut lieu du culte dionysiaque, où se célébraient des mystères initiatiques. Dionysos a ici un aspect infernal et mène une troupe de «femmes de la mer» contre le roi Persée, qui le défait et le précipite dans le lac de Lerne. Mais les mystères de Lerne concernent aussi Déméter, dont le culte nest pas moins présent dans la région, et qui entretient, dans le mythe de lArcadie voisine, des affinités érotiques avec son frère Poséidon.
La quatrième partie sattache à montrer quArgos est en fait une cité médiatrice entre ces deux domaines dHéra et de Poséidon, entre les centres que constituent lAcropole de la Larissa (centre civique) et lHéraion (centre symbolique) dune part, et la périphérie que représente Lerne dautre part. Mais Héra nest curieusement pas la déesse poliade, ce rôle échoit plutôt à son époux Zeus et à Athéna. Apollon est également présent au cur de la cité, alors que son épithète de Lykeios renvoie peut-être au loup, et donc à lintrusion dun élément sauvage au sein du monde civique.
Cette géographie symbolique dArgos, mise en lumière par lauteur, prend tout son sens dans la légende des Danaïdes, qui fait lobjet de la dernière partie et donne son sous-titre au livre. Ces descendantes dIo font le chemin inverse de leur aïeule, venant de la lointaine Egypte (encore une périphérie) pour aborder lArgolide par Lerne et prendre place au cur de la cité, fuyant leurs cousins Egyptiades et lhymen quils veulent leur imposer. Comme pour Argos, les termes de Danaïdes ou de Danaoi (ces derniers semblant être les mêmes que les Argiens chez Homère) font lobjet dune étude étymologique qui donne lieu à penser la signification des noms des peuples. Il faut aussi rapprocher les Danaïdes de leur descendante Danaé, mère du héros Persée. La comparaison peut se révéler utile, dans le domaine grec, avec les Lemniennes, mais aussi, dans le domaine sémitique, avec Judith (la Juive), qui coupe elle aussi la tête au mâle séducteur. Après que les Danaïdes aient tué leurs époux, elles vont, daprès lune des versions de la légende, enterrer les têtes à Lerne. Cest là aussi que la Danaïde Amymonè était allée chercher de leau, échappant à un satyre libidineux pour mieux choir dans les bras du dieu Poséidon. En revanche, Hypermestre, la seule qui ait épargné son époux, occupe le centre symbolique de lHéraion. Pierre Sauzeau propose de ne pas séparer les légendes des Danaïdes, dAmymonè et dHypermestre, et de voir en elles un témoignage sur la nécessité des initiations (notamment féminines) et du mariage pour assurer la perpétuation de la cité. Ce thème du mariage se retrouve dans le concours organisé par Danaos pour marier ses filles meurtrières, qui a toutes les caractéristiques dune union collective au sein dune classe dâges. Il sagit là de passage des jeunes héroïnes de la virginité au mariage, mais aussi de létrangeté à la culture de la polis. Linitiation au mariage est ainsi condition et figure dune accession à la société achevée, la Cité. Cest pourquoi les Danaïdes sont à la fois épouses monstrueuses et modèle paradoxal de la femme argienne. Elles passent donc pour les introductrices des Thesmophories, fête de Déméter apparaissant comme le renouvellement, par les épouses légitimes, de linitiation des jeunes filles au mariage. Elles ont aussi un rôle à jouer en ce qui concerne le territoire, puisquelles permettent le retour à léquilibre hydrologique. Leur châtiment infernal bien connu est peut-être une bénédiction pour les Argiens, et peut être interprété comme un approvisionnement en eau des puits argiens depuis leur demeure souterraine, le sous-sol de la Cité étant imaginé comme appartenant au monde de lHadès. Hypermestre, elle, en acceptant lamour de son jeune prince, évoque le Hiéros Gamos de Zeus et dHéra, garant de la pluie fécondante, tandis que le mariage de Poséidon et dAmymonè revivifie les sources du pays d«Argos assoiffée»
Louvrage de Pierre Sauzeau souligne donc le rôle des femmes et du féminin dans la construction imaginaire de la Cité, rôle qui nest pas dexclusion comme dans lAthènes autochtone étudiée par Nicole Loraux. La Cité dArgos sest bâtie sur une idéologie de la Souveraineté rayonnante figurée par Héra lArgienne, qui repose sur une opposition fondamentale entre sécheresse et humidité, à laquelle se superpose lopposition entre mâle et femelle. De plus, plusieurs traditions faisaient appel à une Danaïde comme ancêtre éponyme dune cité, ou épouse de lancêtre mythique. Le livre est ainsi une invitation à poursuivre les investigations dans ce sens, vers dautres cités, dautres héroïnes ou des Nymphes ayant le même caractère épichorique (on ne peut guère parler ici dautochtonie), en liaison étroite avec le thème du mariage fécondant.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 08/06/2005 ) Imprimer | | |