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Histoire & Sciences sociales -> Antiquité & préhistoire |
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Une religion pour les cochons ? | | | Renée Koch Comment peut-on être Dieu ? - La secte d'Epicure Belin - L'antiquité au présent 2005 / 26 € - 170.3 ffr. / 300 pages ISBN : 2-7011-4024-2 FORMAT : 14x21 cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne (mémoire sur Les représentations du féminin dans les poèmes dHésiode) et dun DEA de Sciences des Religions à lEcole Pratique des Hautes Etudes (mémoire sur Les Nymphes dans la Périégèse de la Grèce de Pausanias). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia, il est actuellement professeur dhistoire-géographie. Imprimer
Pour le sens commun, lépicurien ne fait guère bon ménage avec la religion, préférant les délices de la chair et de la bonne chère aux exercices de dévotion. Mais cette conception purement hédoniste de lépicurisme est fortement biaisée en raison dune lecture polémiste héritée du christianisme qui vilipendait les «pourceaux dEpicure».
Renée Koch Piettre, maître de conférences à la Section des Sciences Religieuses de lEcole Pratique des Hautes Etudes à Paris, auteur dune thèse (sous la direction de Marcel Detienne) intitulée Le Corps des dieux dans les épiphanies divines en Grèce ancienne, nous offre ici une étude sur les Epicuriens, qui bouscule pas mal didées reçues sur les adeptes du Jardin.
Leur philosophie fut fort prisée des libertins et des libres penseurs, mais elle la rattache pourtant à lhistoire des religions. Latomisme épicurien, qui prend le relais de Leucippe et de Démocrite à lépoque hellénistique, et qui bannit autant les pratiques magiques et les croyances superstitieuses que lévasion spirituelle, passe pour un fleuron de la rationalité. On le taxe trop rapidement dathéisme au prétexte quil enseigne lindifférence des dieux aux hommes et à notre monde. Pourtant la pensée dEpicure nest nullement opposée à la tradition culturelle et religieuse du monde grec classique ; elle est au contraire fort respectueuse de ses usages. Le sage (Epicure et ses disciples les plus avancés) apparaît comme «égal aux dieux», isotheos, cest-à-dire jouissant de la plénitude du bonheur divin. Laccent sur les traits religieux nest cependant pas nouveau dans lhistoriographie des études épicuriennes. Mais lépicurisme na jamais consisté à quitter lhumain pour entrer dans le divin ; il sagit de montrer au contraire que lhomme est bien assez dieu (égal à un dieu) quand il réalise pleinement sa dimension humaine et atteint lautarcie dans sa vie matérielle et intellectuelle. Le plaisir, but ultime de la vie, consiste en labsence de troubles, lataraxie, qui nous fait expérimenter un bonheur digne des dieux, à tel point quon ne puisse envier Zeus lui-même.
Lhypothèse de Renée Koch est que lépicurisme consista surtout en une réforme religieuse, qui érigea en dogme lanthropomorphisme des dieux grecs, et mit à la portée de tous ses adeptes légalité réalisée avec les dieux. Son propos ne contredit pas la tradition, mais seulement linterprétation qui en était faite dans les représentations populaires et les philosophies rivales. Il y avait néanmoins de la nouveauté ; cette réforme fondait sur un dogme la pratique dune religion droite ; elle référait son dogme et sa pratique à un fondateur qui en incarnait la réalisation parfaite, et dont les statues imposaient la figure idéale dun divin anthropomorphe ; elle instaurait la fixité dune doctrine, rendant ainsi possible un sectarisme très nouveau, non pas ésotérique et initiatique, mais missionnaire et potentiellement intolérant. En sorte quil est bien possible que notre idée actuelle de la religion ait paradoxalement connu dans lépicurisme sa première réalisation.
Lanalyse de lauteur ne se limite pas aux textes bien connus de la doctrine épicurienne (les Lettres du fondateur ou le De Natura Rerum du romain Lucrèce). Elle prend également en compte des textes découverts beaucoup plus récemment (certains sont présentés en annexe), grâce à la papyrologie, à larchéologie et à lépigraphie (ainsi de linscription monumentale due à un certain Diogène à noanda en Asie Mineure). Cela lui permet denvisager dans une première partie la diffusion de lépicurisme et son impact sur la vie civique, religieuse et morale, dans le cadre des mutations politiques, économiques et culturelles qui affectent le monde hellénistique et romain. Le premier chapitre brosse à grands traits lhistoire de lépicurisme, entre les deux dernières décennies du IVe siècle av. J.-C. et la fin du IIe siècle de notre ère, afin de produire un tableau de son expansion, qui rende compte de sa dimension culturelle.
Il sagit en fait dun vaste phénomène de société, dun mouvement idéologique et religieux qui touche au moins lensemble de lOrient méditerranéen et de la péninsule italienne, et qui a laissé des traces archéologiques jusquen Gaule, en Macédoine, sur la Mer Noire, en Syrie ou en Egypte. Le second chapitre précise la dimension religieuse du phénomène à travers létude dun corpus dinscriptions touchant les Epicuriens et les affaires épicuriennes. Il permet détablir que lépicurisme jouissait, au moins jusquà la première moitié du IIe siècle ap. J.-C., de lapprobation de lopinion et des pouvoirs publics, notamment en Asie Mineure et en Syrie où sa présence était particulièrement forte.
La seconde partie sintéresse plus à la manière dont la doctrine a affecté le mode de vie des Epicuriens. Elle invite à démonter avec précision le mécanisme de la transformation de ladepte en «égal aux dieux». Le troisième chapitre examine des textes fournis par Diogène dnoanda, dont une fameuse «lettre à la mère» attribuée à Epicure lui-même. Cette lettre traite de la représentation et des rêves, dans la mesure notamment où ceux-ci, moyennant une nécessaire conversion mentale, peuvent dans certaines conditions ouvrir la voie vers le bonheur des «égaux aux dieux». Ainsi sexplique le fait avéré que les Epicuriens ne répugnaient pas à lincubation oraculaire. Rêver des dieux ne doit pas conduire à les craindre, mais plutôt à admirer leur perfection et à atteindre, par cette béate contemplation, un bonheur égal au leur. Le quatrième chapitre examine justement larticulation épicurienne entre, dune part, laccès au concept de dieu, et, dautre part, lextase de la conversion religieuse, en sa dimension émotionnelle et relationnelle, dans le quotidien de la secte. Le tout est de prendre conscience quon peut atteindre la félicité en cette vie, et que cest le but ultime de lêtre humain. Il ne faut pas craindre la mort, puisquelle ne nous est rien. Quand la mort est là, nous nexistons plus, donc nous ne pouvons pas être malheureux. Dans le temps de notre vie, nous pouvons donc connaître un bonheur «indestructible» qui na rien à envier à celui des immortels composés datomes subtils, dieux bienheureux qui se soucient peu de nous dans leur intermonde, dont nous ne pouvons percevoir que des fantômes ou des simulacres (en grec eidola, ce qui a donné idole en français
). Le cinquième chapitre sintéresse à la conversation entre Epicuriens et à la théorie de lorigine du langage, en sappuyant aussi bien sur le «catéchisme» de la Lettre à Ménécée que sur des textes de Philodème ou des passages de Lucrèce. Cette étude permet de mesurer la capacité de diffusion et dintégration de la doctrine épicurienne.
Dans la troisième partie, lauteur tente de comprendre les raisons du rejet que lépicurisme subit à partir de la seconde partie du IIe siècle de notre ère, avec lambition de saisir les facteurs et les étapes dune telle décadence. Le sixième chapitre aborde cette période charnière pour mettre en évidence, chez le brillant Lucien, à travers quelques figures historiques mêlées à des personnages-types (Démonax, Pérégrinus, Alexandre le faux prophète ou Toxaris
) témoignant de la banalisation de lhomme-dieu, une dette évidente à la doctrine du plaisir et une dévotion quasi-clandestine à son fondateur, y compris chez certains de ses opposants. Le septième chapitre en vient à suggérer, paradoxalement, que lépicurisme dut à son succès même, et à une imprégnation profonde des consciences, son destin deffacement progressif et de récupération anonyme, par limagerie de ses fondateurs, par les compilations de maximes de sagesse (quon retrouve parfois dans les épitaphes funéraires), et par le souvenir obscurci dont témoignent quelques Néo-platoniciens tardifs.
Lépicurisme ne fut sans doute ni une secte philosophique mineure, ni une doctrine éclairée à laube de la science occidentale (malgré la lutte de Lucrèce contre les superstitions), ni une religion positive avant la lettre (malgré son matérialisme), ni un évangile avant-coureur du christianisme (malgré son ardeur missionnaire et son message de salut immédiat), ni vraiment une religion révélée (malgré le culte dont il entoura ses grands hommes, particulièrement Epicure en qui ses disciples voyaient une combinaison extraordinaire datomes éminents, ce qui lui donne presque un aspect messianique !). On peut certes y trouver a posteriori un peu de tout cela, mais aussi des archaïsmes et des naïvetés (les dieux parleraient grec !).
Pour les Epicuriens eux-mêmes la secte fut dabord une seconde famille et une seconde cité, un réseau de relations privées et déchanges, une mémoire communautaire, un calendrier rituel propre ajouté au calendrier civil, des appuis et des consolations puisées dans lamitié, une liberté de pensée et de comportement, qui faisaient éprouver une différence et une identité partagées. Cest dans létude de cette quotidienneté épicurienne que le livre de Renée Koch est original, car il ne reste pas que dans le domaine éthéré des idées philosophiques.
Peu à peu, les Epicuriens se trouvèrent victimes dune véritable mise à lindex orchestrée par les intellectuels et philosophes rivaux, ainsi que par certains centres religieux. Le paganisme crut se sauver mais se perdit dans les courants opposés de la superstition vulgaire et de lélitisme néo-platonicien. Sur les dépouilles de ces querelles, le christianisme neut sans doute pas trop de mal à se tailler une place et à mettre, comme dit La Fontaine, «les plaideurs daccord en croquant lun et lautre». Dans ce banquet chrétien, les pourceaux dEpicure furent parmi les premiers mangés, puisque des païens cannibales avaient déjà goûté au plat avant même la mort de la bête
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 07/07/2005 ) Imprimer | | |
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