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| Pierre Sineux Amphiaraos - Guerrier, devin et guérisseur Les Belles Lettres - Vérité des mythes 2007 / 31 € - 203.05 ffr. / 276 pages ISBN : 978-2-251-32441-8 FORMAT : 15,0cm x 22,0cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement élève conservateur à lEcole Nationale Supérieure des Sciences de lInformation et des Bibliothèques. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Après sêtre consacré à Asklépios et au rite dincubation attesté dans de nombreux sanctuaires guérisseurs du monde grec, Pierre Sineux sintéresse dans son nouveau livre à la figure quelque peu méconnue dAmphiaraos. Lenquête ne prétend pas à lexhaustivité, tant la figure est complexe. Lauteur ne cherche pas non plus à restituer à tout prix une cohérence monolithique illusoire. Il souhaite plus modestement mettre en évidence un ensemble de données, de détails significatifs, de relations multiples entre cette puissance divine et son environnement peuplé dhommes, de héros et de dieux, venus à sa rencontre ou à son encontre, aussi bien dans les récits mythiques que dans ses sanctuaires.
Amphiaraos nest pas un dieu comme les autres. Il est né homme, même pas demi-dieu (sauf dans la version qui en fait le fils dApollon et non celui dOiklès, descendant du devin Mélampous). Personnage des Sept contre Thèbes dEschyle, il est tout dabord le héros dune épopée perdue, probablement antérieure à lIliade, la Thébaïde. Par la suite, les sources grecques puis latines (notamment Stace) ayant évoqué la figure dAmphiaraos ont assurément puisé dans cette uvre perdue. Mais si lensemble des récits auxquels appartient Amphiaraos se situe au croisement de légendes thébaines et argiennes, il y eut un moment, notamment chez les tragiques du Ve siècle av. J.-C., où lon vit apparaître les Athéniens, leur roi Thésée se mêlant en effet de lépilogue de lexpédition des Sept contre Thèbes. En même temps, compte tenu des similitudes quAmphiaraos entretient avec Asklépios, le dieu médecin, lintroduction de son culte à Oropos (alors sous contrôle athénien), renvoie a priori à la question de lintroduction du culte dAsklépios à Athènes, qui a lieu dans les mêmes moments (dans les années 420), en réponse à léchec des médecins, des cultes et des oracles traditionnels devant lampleur des troubles nés de la «peste» du début de la guerre du Péloponnèse. Les Athéniens ont ainsi pu se réapproprier la figure du héros épique, lyrique et tragique, du guerrier et du devin disparu dans les environs de Thèbes, et qui serait réapparu, comme dieu, dans la source du sanctuaire dOropos.
Le premier chapitre sintéresse au thème des querelles et des conflits qui traversent la légende dAmphiaraos. Le héros appartient à la lignée des Mélampodides, lune des familles régnantes dArgos, en rivalité avec les deux lignées descendant de Bias (frère de Mélampous) et de Danaos. Amphiaraos tue le Biantide Talaos, père dAdraste. Ce dernier fuit Argos mais se réconcilie finalement avec Amphiaraos et lui donne la main de sa sur Eriphyle (dans le nom de laquelle on retrouve lidée de «querelle», éris ; selon une autre tradition, Eriphyle appartiendrait à la lignée de Danaos, la troisième famille souveraine). Il revient à lépouse dAmphiaraos darbitrer à lavenir toute dispute qui interviendrait entre son mari et son frère. Elle exerce ce rôle quand éclate le conflit suscité par larrivée du thébain Polynice (Polu-neikès : «Aux nombreuses disputes»), spolié de la royauté par son frère Etéocle. Adraste accueille le fugitif, lui donne sa fille en mariage, lui fournit une armée et se met en quête dalliés. Amphiaraos refuse de lassister, car ses dons divinatoires lui ont révélé que lexpédition serait un désastre, et quil nen reviendrait pas. Amphiaraos apparaît donc dans ce récit à la fois comme un guerrier de rang royal et un devin (mantis), comme son ancêtre Mélampous. Mais il se voit forcé de participer à lexpédition contre Thèbes, Eriphyle, ayant pris parti pour son frère (elle avait été soudoyée par le collier dHarmonie offert par Polynice). Avant de partir, il demande à son fils Alkméon de le venger, conduisant ainsi ce dernier au matricide. A la guerre, il fait cependant preuve de courage, de piété et de sagesse, ne partageant pas lhubris de ses pairs (notamment Tydée et Polynice, mais aussi le roi ennemi Etéocle).
Le deuxième chapitre traite du changement de statut dAmphiaraos. Lors de la bataille, il disparaît dans des conditions singulières, englouti avec son char dans le sol ouvert par la foudre de Zeus. Cette «belle mort» fait resurgir limage du terrible guerrier et du héros, pour qui lirruption du roi des dieux parachève le destin. Son corps «engraisse» désormais le sol, lui donnant richesse et opulence. Le lieu de la disparition est situé près de Thèbes, et fournit le point de départ dun culte oraculaire attesté dès Eschyle et Hérodote. Mais cest à Oropos, ailleurs donc, quAmphiaraos est remonté, «devenu dieu» nous dit Pausanias. Cette anodos seffectue par la médiation dune source auprès de laquelle est installé le sanctuaire. Cest donc qu'à cette source est attribuée une valeur particulière qui peut être en rapport avec la présence du dieu et avec le mécanisme de linspiration par les consultants. Cette installation à Oropos saccompagne de la volonté de revendiquer une certaine primauté par rapport au sanctuaire thébain, exploitant les potentialités divines du héros Amphiaraos (sans doute pourtant déjà reconnues à Thèbes). Le fils dOiklès est en effet adoré en tant que dieu (théos), et non comme un simple héros.
Le troisième chapitre sattache à examiner les conditions historiques dans lesquelles lintroduction du culte a lieu sur le territoire dOropos, un lieu de frontière entre lAttique et la Béotie, dans les années qui entourent la fin de la guerre dArchidamos et avant que ne débute la guerre décélique. La relation entre le territoire et le sanctuaire tient à la nature de la divinité Amphiaraos telle que les Athéniens se la sont appropriée avant de la faire évoluer. Amphiaraos est un des héros de lépopée des Sept contre Thèbes. Thésée et les Athéniens sy voient donner le beau rôle en se mobilisant contre les Thébains (à lépoque historique alliés des Spartiates dans la guerre du Péloponnèse) pour récupérer les corps des chefs venus dArgos (alliée dAthènes dans le même conflit historique). Le sanctuaire devient un des lieux où sexprime lexaltation patriotique athénienne, car situé sur un territoire frontalier disputé, et consacré à un dieu dont le mythe avait conservé limage de guerrier. Le culte dAmphiaraos est également introduit à Rhamnonte (autre site frontalier), où il sépanouit localement au rythme de la vie militaire. Au cours de lépoque hellénistique, le culte fait son apparition sur lagora dAthènes, tandis quOropos échappe désormais à lautorité des Athéniens ; il devient un lieu emblématique de lidentité civique.
Le quatrième chapitre aborde les pratiques rituelles au sanctuaire dOropos, en étudiant le déroulement des gestes et des comportements de ceux qui viennent accomplir le rite de lincubation. Il convient dabord dobserver certaines abstinences, afin de se purifier avant de «rencontrer» le dieu. Il semble ainsi que les prêtres privaient les consultants de nourriture pendant une journée. Ce jeûne était associé à linterdiction de vin (que ce soit pour la consommation ou les libations). Il semble aussi, daprès un fragment de lAmphiaraos dAristophane, que le consultant devait sabstenir de consommer des fèves et des lentilles (faut-il y voir une influence pythagoricienne ?). Des pratiques rituelles impliquant lutilisation de leau sont également attestées. La source sacrée était maintenue à lécart de tout rite de purification et Pausanias ne lui attribue quun lien avec un rite daction de grâce (on y jetait des pièces). Les vestiges dune fontaine semblent en revanche liés avec des installations de bains (répondant à des préoccupations médicales). Le sacrifice de type thusia a bien sûr sa place avant lincubation, le porc et le bélier constituant semble-t-il des victimes privilégiées. Effectué sur un autel monumental, il ne sadresse pas quau seul Amphiaraos, mais à plusieurs puissances (dieux, déesses, Nymphes et dieux-fleuves, héros et héroïnes). Les consultants devaient aussi sacquitter de léparkhè, taxe autorisant la consultation de loracle par incubation.
Le cinquième chapitre sintéresse plus particulièrement à lincubation, ce rite pendant lequel le consultant dort dans le sanctuaire en attendant une visite du dieu dans ses rêves, exprimant un oracle ou annonçant une guérison. Un lieu spécifique y est destiné, et lon retrouve dans le culte oropien des éléments présents dans dautres sanctuaires de dieux guérisseurs, comme celui dAsklépios à Epidaure. Le but est ici oraculaire, mais la dimension guérisseuse se développe après lintroduction du culte en Attique. Dormir sur la peau de la bête sacrifiée (un bélier) ne constitue pas une obligation rituelle, mais plutôt un geste de piété individuelle. Les sacrifices et les offrandes qui, suivant le rite dincubation, visent à rendre grâce à la divinité (consécration dex-voto sous formes de reliefs en pierre, dont certains représentent un membre du corps, ou la divinité guérissant le dédicant ; offrandes dobjets en métal précieux
).
Le sixième chapitre pose précisément la question de larticulation entre fonction oraculaire et fonction guérisseuse. En Béotie, à la fin de lépoque archaïque, loracle dAmphiaraos rivalisait avec les plus grands oracles du monde grec (Delphes, Dodone). A Oropos, les consultations de type strictement oraculaire finissent par disparaître de la documentation, tandis que la fonction guérisseuse prend le pas à partir de linstallation dAmphiaraos à Oropos. Sa figure rassemble alors un certain nombre de traits de lAsklépios épidaurien (présence dHygie, serpent
). Le déplacement du culte a donc permis la recomposition, à partir dun ensemble de traits communs (liens avec Apollon, consultation par lincubation, ancrage du culte autour dune source), dune figure cultuelle qui se dessine comme une sorte davatar dAsklépios.
Le livre, toujours clair, se lit facilement et son plan se déroule de manière très logique. Les sources archéologiques, épigraphiques et iconographiques sont convoquées avec autant dimportance que les sources littéraires (les quinze pages de figures à la fin de louvrage sont ainsi fort appréciables). Lindex général, très utile, ne se contente pas des seuls noms propres, mais renvoie aussi à des notions et des noms communs (y compris en grec translittéré). On ne saurait reprocher à lauteur de passer un peu vite sur certains éléments (sur les relations cultuelles avec dautres puissances, notamment les Nymphes, ou le rôle de médiation entre deux statuts que semble remplir la source, pouvant faire lobjet de rapprochements intéressants avec dautres figures de mortels divinisés, comme Hylas par exemple), le format court de son livre lui interdisant des développements trop importants. Les références bibliographiques permettent au reste au chercheur dapprofondir les points qui lintéressent. Ce travail intelligent et très stimulant dhistoire religieuse invite à poursuivre les études sur un polythéisme grec dont on ne soulignera jamais assez la complexité des relations panthéoniques et limportance des contextes locaux, qui invitent à la modestie celui qui serait tenté par des généralisations souvent trop simplificatrices.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 28/04/2007 ) Imprimer | | |
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