|
Histoire & Sciences sociales -> Période Moderne |
| |
Sens et usages du mot ''peuple'' | | | Déborah Cohen La Nature du peuple - Les formes de l'imaginaire social (XVIIIe-XXIe siècles) Champ Vallon - La Chose publique 2010 / 27 € - 176.85 ffr. / 441 pages ISBN : 978-2-87673-526-2 FORMAT : 14cm x 22cm
L'auteur du compte rendu : Antoine Broussy est agrégé d'histoire et prépare une thèse sur la période révolutionnaire en Suisse. Imprimer
Derrière le titre de cet ouvrage, issu dune thèse soutenue en 2004, Déborah Cohen se propose de donner une identité au peuple du XVIIIe siècle. Il ne sagit pas là pourtant dune étude dhistoire sociale mais davantage dune entreprise visant à comprendre ce que recouvre «le nom même de peuple» (p.8), à savoir denvisager le sens dont est chargé le terme à cette période et danalyser comment les évolutions qui sont perceptibles font surgir cette figure dans le champ du politique. Précisons demblée que le livre sadresse en priorité à un public de lecteurs avertis au regard de la charge conceptuelle qui sy trouve maniée.
Louvrage est composé de cinq chapitres et dun intermède. Ce dernier seul élargit la portée de lanalyse au monde contemporain suivant une approche plus sociologique. Les trois premiers chapitres sont écrits de manière chronologico-thématique à partir des discours des élites, celles-ci étant entendues comme lensemble de ceux qui partagent «une position de surplomb par rapport à tous ceux quelles désignent comme étant le peuple» (p.11). Lapproche ambitionne de comprendre, à travers les discours littéraires, administratifs, politiques ou encore ceux de léconomie politique naissante, comment ceux-ci ont façonné une image du peuple, selon une logique de dominants à dominés. Le premier chapitre fait en effet apparaître une figure du peuple essentialisée selon les principes dun ordre social établi par les règles de la Providence. Il découle que le peuple est invisible, pensé comme un Autre, dont le rôle est davantage de référer au statut des élites quau peuple lui-même qui nest absolument pas individualisé. Les deuxième et troisième chapitres cheminent dans la seconde moitié du siècle où sopère une évolution à travers les débats entre les tenants dune vision encore essentialiste et ceux davantage inspirés par une approche sensualiste. Cette dernière prétend appréhender le peuple selon les formes empiriques de lexpérience en insistant sur les vertus et les vices de celui-ci mais aussi sur sa pauvreté. Se dessine une vision du peuple doù peuvent émerger un certain nombre de figures individuelles ou collectives (sous langle par exemple dune galerie de métiers : colporteurs, boutiquières, cuisinières, graveurs, bergers, etc.). Émerge alors la représentation dune société en mouvement à lintérieur de laquelle il devient possible pour lindividu de sortir de sa condition.
Les chapitres 4 et 5, en sappuyant sur les archives de police, entendent montrer comment, lors des interrogatoires, transparaissent les signes dune assimilation par le peuple des évolutions nées du changement dans le discours des dominants. Déborah Cohen étudie tour à tour des individus pris dans des situations diverses (lémeute, la rue, la plainte en justice, la rencontre, la bagarre). Elle y retrouve une logique commune : celle dun peuple qui se pense au présent, dans limmédiateté de laction, et quelle interprète comme «une autre manière de penser les rapports sociaux et politiques» (p.341). Cette appropriation du discours par le peuple sexprime ainsi par exemple, dans la seconde moitié du siècle, dans le discours du droit qui illustre une porosité entre les revendications politiques naissantes des élites et une familiarité du peuple avec un certain nombre de règles du droit. Ceci montre que ce dernier nest donc pas totalement étranger au discours savant et quà partir des années 1770 samorce même la pensée dune dignité de soi équivalente à celle des juges (p.394). Cette familiarité du peuple avec les normes juridiques des élites indique donc que lespace rhétorique est désormais commun, autrement dit que léchange est possible. Aussi bien est-on passé dune situation de mondes clos et juxtaposés à celui dune société où les formes de lespace public ne sont plus uniquement définies par les élites.
Au terme de lenquête, Déborah Cohen nous invite à chercher le peuple, non dans son hypothétique «nature» mais dans sa grande hétérogénéité. La confrontation entre une définition issue de la pensée abstraite, produite par les élites, et une pragmatique du quotidien exprimée par les acteurs populaires fait surgir tous les enjeux politiques qui sont contenus dans le mot «peuple». Ainsi, le discours des élites sur le peuple a pour but, plus ou moins conscient, dentretenir une représentation de la société fondée sur un certain ordre et sur des hiérarchies précises. Tandis que lappropriation par le peuple de ce discours est le biais par lequel il introduit des revendications sociales, politiques et égalitaires. Cela conduit donc à considérer le peuple comme un acteur politique à part entière et notamment durant la période révolutionnaire.
Lévolution favorable au peuple, identifiée par Déborah Cohen semble sinverser aujourdhui. Dans lintermède, elle revient sur la situation contemporaine en observant le retour à une représentation essentialisée du peuple et à la fin de la mobilité sociale. La faute en revient au discours libéral qui entretient lillusion que chacun peut sélever au-dessus de sa condition sans tenir compte des situations de départ. Ce discours, manié par les nouvelles élites, est mis au service dune justification de leur réussite visant à effacer leur statut «dhéritiers» (pour reprendre une terminologie bourdieusienne chère à lauteur). Le peuple est renvoyé à nouveau à sa totalité, à son invisibilité. Lemploi du terme sert donc une politique cherchant, dune part à préserver lordre social existant, dautre part les situations acquises.
Cette réflexion a le mérite de mettre lhistoire au service dun débat important, mais on regrette cependant que les seules figures du peuples utilisées pour la démonstration soit celles des «jeunes issus de limmigration». En effet, nest-ce pas là essentialiser le terme de peuple alors même que la thèse de lauteur est de démontrer que celui-ci est divers ?
Antoine Broussy ( Mis en ligne le 11/05/2010 ) Imprimer | | |
|
|
|
|