| Gauthier Aubert Les Révoltes du papier timbré. 1675 - Essai d’histoire événementielle Presses universitaires de Rennes - Histoire 2015 / 29 € - 189.95 ffr. / 718 pages ISBN : 978-2-7535-3251-9 FORMAT : 16,5 cm × 24,0 cm
L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est responsable des collections de monnaies et médailles du musée Carnavalet après avoir été adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié, entre autres titres, Les Demeures du Soleil, Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (2003), Louis XIV.
Homme et roi (Tallandier, 2012), Fontainebleau. Mille ans d'histoire de France (Tallandier, 2013). Imprimer
Les non-initiés nauront peut-être pas immédiatement conscience de ce que le titre même de cet ouvrage peut avoir de provocateur : parler d«histoire événementielle» en France, dans le cadre dun travail universitaire, après les condamnations formulées par lécole des Annales, cest revendiquer une originalité, une rupture et poser soi-même en chef décole.
Gauthier Aubert est effectivement allé au bout de lexercice appelé «dossier dhabilitation à diriger les recherches» le présent livre est tiré du mémoire principale joint à ce dossier , jusquà lui donner les caractères de lancienne thèse dÉtat. Prenant pour objet détude les troubles survenus dans lOuest durant lannée 1675, il a rassemblé une documentation dune ampleur exceptionnelle : archives des départements des secrétaires dÉtat (essentiellement Colbert et Louvois), archives des parlements, archives des municipalités, registres paroissiaux, archives notariales, écrits du for privé, toutes ces sources sont exploitées, critiquées et croisées. Ces dépouillements titanesques sont mis au service dune démarche que lon pourrait désigner comme «néo-positiviste», qui consiste à établir les faits le plus fidèlement possible avant den rechercher les causes profondes ou les suites mémorielles.
La reconstitution ainsi établie est confrontée aux conclusions des «classiques» du sujet Boris Porchnev, Roland Mousnier, Yves-Marie Bercé, William Beik, Jean Nicolas et permet déclairer des questions longtemps débattues par lhistoriographie. Les troubles de 1675 doivent-ils être interprétés comme une révolte de la périphérie bretonne ou aquitaine contre lÉtat centralisateur ? Sont-ils essentiellement antifiscaux ? Quelle en est la dimension sociale ? Quelle est la position des pouvoirs locaux gouverneurs, intendants, parlements, municipalités lors de ces crises ? Par son intérêt pour léchelon local, Gauthier Aubert tranche dailleurs avec la majorité des universitaires, qui tendent à adhérer aux systèmes de représentation de lÉtat central louis-quatorzien ou jacobin et à considérer avec défiance les notables provinciaux.
Rennes est le cur du récit, mais le propos de Gauthier Aubert est constamment comparatif. Lagitation antifiscale survenue en divers points du royaume en 1675 est évoquée. La révolte de Bordeaux est étudiée en parallèle à celle de Rennes. La révolte de la Basse-Bretagne dite des Bonnets rouges ou du Torreben lest également. Les troubles antérieurs et postérieurs sont convoqués. Le contexte international nest pas négligé.
Cest de là, dailleurs, que tout part. Depuis 1672, Louis XIV est engagé dans une guerre contre la Hollande qui sest transformée en conflit européen. Pour alimenter la machine militaire, force est dalourdir la pression fiscale, en particulier les impositions indirectes, et Colbert doit faire preuve dinventivité : nouvelles taxes sur le tabac, sur les pots détain, obligation du recours au papier timbré pour les actes notariés. Le pouvoir central redoute lapparition dun «front intérieur», une révolte provinciale, dorigine particulariste ou religieuse, qui donnerait la main à lennemi extérieur, anglais ou hollandais.
Les nouvelles taxes font murmurer un peu partout, mais lagitation est plus sensible dans les provinces atlantiques. Le feu prend dabord à Bordeaux, à linitiative des potiers détain, en mars 1675, mais sapaise dès le mois suivant. Cest à ce moment, et sans doute sous linfluence des nouvelles du Bordelais, que les troubles se déclenchent à Rennes. Des bureaux de perception sont pillés, des maisons de «traitants» détruites. En mai, le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, arrive à Rennes, tandis quune autre révolte se déclenche à Nantes et que les troubles reprennent à Bordeaux. En juin, les troupes royales arrivent à Nantes et Rennes et lordre se rétablit dans les capitales bretonnes. Dultimes violences se déclenchent à Rennes en juillet.
Lincendie se transporte alors dans la Basse-Bretagne et prend une coloration anticléricale, anti-judiciaire et antiseigneuriale : des châteaux sont brûlés. À la campagne comme à la ville, se fait jour un sentiment de «trahison des élites», qui auraient abdiqué leur rôle protecteur traditionnel pour devenir agentes ou complices de la fiscalité royale. Le duc de Chaulnes conduit alors les troupes dans les zones en rébellion et leur seule approche suffit à éteindre lincendie. Il faut attendre septembre pour que la sédition soit définitivement terminée. La répression se concentre sur quelques individus, roués, pendus ou envoyés aux galères. À la fin de lannée, le Parlement de Bretagne est transféré à Vannes, les États de Bretagne sont convoqués à Dinan et le Parlement de Bordeaux est quant à lui envoyé à Condom. Rennes et Bordeaux font figure de villes punies.
Tout au long de la crise, le pouvoir central et en premier lieu Colbert tient un discours répressif et volontiers menaçant, mais nagit quavec lenteur, «mélange de prudence et de violence» suivant lexpression de lauteur. Les pouvoirs locaux tentent dabord de «calmer le jeu», surtout sils se sentent en situation de faiblesse («laisser assoupir la sédition pour mieux la punir», selon le duc de Chaulnes), et prônent des «accommodements» fiscaux. Cest le cas du maréchal dAlbret à Bordeaux comme du duc de Chaulnes à Rennes. Cela nempêche pas les uns et les autres de saccuser mutuellement de mollesse ou de maladresse : le duc de Chaulnes, traité de «gros cochon» par les émeutiers, accuse le Parlement de Bretagne de fomenter la révolte en sous-main. La répression vient dans un second temps, quand le moment le plus vif de la révolte est passé, et a surtout valeur dexemple.
Sur laspect social des troubles, Gauthier Aubert parvient à des conclusions nuancées. La ligne de fracture ne passe pas entre les élites et le reste de la population, entre la noblesse et la roture, ou encore entre la bourgeoisie et le peuple, mais entre «ceux qui ont accepté pour le meilleur, espèrent-ils dentrer dans lÉtat royal, et les autres, qui pensent quun autre modèle est à la fois possible et souhaitable» (p.101). Ce qui distingue les troubles de 1675 des rébellions précédentes, cest la part faible ou nulle quy prennent les «honnêtes gens» : ils ont choisi le camp du roi. Le paradoxe est que le châtiment symbolique semble viser dabord les compagnies de magistrats, dont la fidélité na pourtant jamais été prise en défaut au cours de la crise. Cest que la punition est collective et que la tête doit répondre pour le corps.
Le livre de Gauthier Aubert constitue un modèle, sil en existe, de ce que devrait être une habilitation à diriger des recherches. Lintroduction, en particulier, montre comment un historien parvenu à maturité incorpore lhistoriographie pour la mettre au service de ses propres questionnements, comment il prend à la fois de la hauteur, par rapport à son sujet, et de la distance, par rapport aux sources notamment, qui ne sont jamais prises au pied de la lettre. Tout au long de son étude, dans la lignée de Christian Jouhaud et de ses élèves, lauteur excelle à décrypter les enjeux de lécrit administratif, quil soit lettre, procès-verbal, registre, qui est porteur dinformations factuelles, mais aussi instrument de conviction, justification, plaidoyer pro domo, réécriture intéressée de lhistoire, voire monument littéraire, volontaire ou non.
Tout ceci pourrait faire croire que Les Révoltes du papier timbré sadresse dabord à lhistorien de métier. Il nen est rien. Dun chapitre à lautre, de Rennes à Bordeaux et de Bordeaux à Quimper, on suit le récit comme le développement dune enquête policière menée sur un rythme haletant. On ressent les passions qui animent Colbert et Louvois, le maréchal dAlbret et le duc de Chaulnes, le premier président dAulède et le premier président dArgouges, Mme de Sévigné, les potiers de Bordeaux ou les paysans bas-bretons. Ce livre est pour tous les amateurs dhistoire, dhistoire de la Bretagne en premier lieu, dhistoire sociale et dhistoire de lÉtat ensuite, mais aussi et tout simplement dhistoire de France.
Thierry Sarmant ( Mis en ligne le 14/07/2015 ) Imprimer
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