Christian Jouhaud - Présence et transmission du passé Seuil 2007 / 23 € - 150.65 ffr. / 310 pages ISBN : 978-2-02-037626-6 FORMAT : 14,0cm x 20,5cm
L'auteur du compte rendu : archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié en dernier lieu : Les Demeures du Soleil : Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (Champ Vallon, 2003). Imprimer
Sauver le Grand-Siècle ? est un livre de correspondances, au sens poétique que Baudelaire donnait à ce terme. Lauteur y met en regard le récit dun contemporain de Louis XIV, dune part, et les interprétations des historiographes successifs du grand roi, au XVIIIe, au XIXe et au XXe siècles, de lautre.
Le contemporain dont Christian Jouhaud examine le témoignage est un valet de chambre de Louis XIII puis de Louis XIV, Marie Du Bois (1601-1679), titulaire de sa charge depuis 1634. Ses Mémoires, auxquels Du Bois na pas donné ce titre, se présentent comme un «livre» où le valet de chambre déclare narrer ses «petites curiosités». Il compose ainsi un manuel pour guider ses descendants, destinés à lui succéder dans son office, à travers les arcanes de la vie de cour. Mais la chronique à usage familial est aussi page dhistoire : Du Bois, qui a composé un récit manuscrit de la mort de Louis XIII auquel il a donné une certain diffusion, se sait et se sent auteur. La thèse défendue par Christian Jouhaud est quen rédigeant son «livre» le valet de chambre se veut déjà historien, et partant, dans une certaine mesure, juge de son siècle.
Les historiographes du Grand Siècle, en le jugeant, portent aussi un jugement sur leur propre époque : Voltaire, véritable fondateur de lhistoriographie louis-quatorzienne avec son Siècle de Louis XIV (1752), y règle des querelles qui sont du siècle de Louis XV. Au XXe siècle, la réaction contre lhistoriographie admirative du roi-soleil conduit à examiner sans complaisance l«envers du Grand Siècle» (Félix Gaiffe, 1924). A linverse, le XVIIe siècle peut être réexaminé sous un jour plus favorable, suivant quon le comprenne comme le temps de «réhabilitation fondamentale du désir humain» (Maurice Bénichou, Morales du Grand Siècle) ou comme une ère de lumineuse grandeur, convoquée dans les moments de détresse nationale (ainsi par Walter Benjamin en 1940).
Entre historiographie admirative et historiographie démystificatrice, chaque génération oscille, au gré de lexpérience et des opinions propres à chaque auteur. En confrontant discours des historiens et discours dun témoin de la vie quotidienne du roi, Christian Jouhaud montre que cette dialectique est en germe chez les contemporains de Louis XIV eux-mêmes. Du Bois rapporte avec piété les propos et les gestes les plus anodins de lenfant-roi puis du prince de la première maturité, mais laisse aussi percevoir, en quelques endroits, des réserves quant à lévolution des murs curiales, par exemple en critiquant la sévérité de léducation donné au Grand Dauphin. Survivant de lâge baroque, le vieux courtisan juge bien desséchées les manières du classicisme naissant. Son tableau de la cour de Louis XIV est celui dune «grandeur fêlée».
Lhistoriographie, à son tour, est habitée par ces premiers jugements des témoins, quelle croit utiliser comme dinnocents matériaux, et les générations historiographiques successives sont tributaires des générations historiographiques précédentes, parfois tout à fait inconsciemment : ainsi de Chateaubriand héritier, sans le vouloir, de Voltaire dans son administration pour le Grand Siècle. Pour désigner ce phénomène, lauteur utilise limage du siège : pour entrer dans la «citadelle historiographique française» quest le siècle de Louis XIV, nous empruntons trop volontiers les «portes historiques» ou les «portes historiographiques», «celles que le passé a pensées, dessinées et dressées pour nous attirer et celles que les précédents visiteurs ont installées à leur mode». Christian Jouhaud voudrait, au contraire, voir les historiens percer des «brèches» dans la muraille. La «mine» quil emploie ici est la décomposition du discours, discours du témoin ou discours de lhistorien, qui sont vecteurs de passions ou dintentions autant et plus que de faits et didées. Ce faisant, il sinscrit dans un courant historiographique structuraliste en vogue ces dernières années, illustré par exemple par les travaux de Jean-Claude Waquet sur lécriture diplomatique on renverra de ce point de vue à son édition critique du De la manière de négocier de François de Callières déjà recensée dans ces colonnes.
En reposant lessai dense et difficile quest Sauver le Grand-Siècle ?, lhistorien de Louis XIV ne peut être que convaincu que cette «histoire au second degré» est un précieux instrument critique, tant Christian Jouhaud ouvre de perspective neuves et stimulantes. Encore faut-il que le moyen ne se substitue pas à la fin, cest-à-dire lécriture dun récit plausible, qui éclaire les causes et les conséquences. Car à suivre trop fidèlement la leçon de ce livre, les historiens à venir du Grand Siècle risqueraient fort de mettre une rhétorique de lhistoire à la place de lhistoire même.
Thierry Sarmant ( Mis en ligne le 20/04/2007 ) Imprimer
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