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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| Stéphan Soulié Les Philosophes en République - L'aventure intellectuelle de la Revue de métaphysique et de morale et de la Société française de Philosophie (1891-1914) Presses universitaires de Rennes - Histoire 2009 / 18 € - 117.9 ffr. / 627 pages ISBN : 978-2-7535-0756-2 FORMAT : 15,5cm x 24cm
Préface de Christophe Prochasson.
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000, Rééd. 2006). Imprimer
A la fin du XIXe siècle, on assiste en France à une renaissance des études philosophiques et à une expansion institutionnelle sans précédent. La vocation civique et pédagogique de la philosophie contribue à façonner autour de 1900 une nouvelle figure du philosophe universitaire. En même temps, la redéfinition de la mission de la philosophie comme structuration de lespace public donne une impulsion au monde des périodiques. Lorsque, en 1891, Xavier Léon et Elie Halévy décident de créer leur revue, qui voit le jour en 1893 sous le nom de Revue de métaphysique et de morale, ils ne sont affiliés à aucun courant de pensée déterminé, si ce nest au rationalisme de leur professeur du lycée Condorcet : Alphonse Darlu. Ces jeunes gens issus de la bourgeoisie juive cultivée, à labri du besoin, sentourent de contributeurs réguliers, anciens condisciples ou amis. Lesprit de discussion domine, et devient une véritable pratique philosophique. Puis le cercle sélargit, et la revue devient un lieu déchanges interdisciplinaires et même déchanges internationaux, avec le premier Congrès international de philosophie, en 1900. Une communauté philosophique prend forme et se concrétise par la création, en 1901, de la Société française de philosophie (SFP).
Cest cette aventure intellectuelle que Stéphan Soulié reconstitue dans cet ouvrage qui illustre la vitalité actuelle de lhistoire culturelle appliquée à la «République des professeurs», un domaine balisé, entre autres, par Christophe Prochasson (le préfacier), Jean-Louis Fabiani, Christophe Charle et Dominique Merllié. La principale qualité de ce travail tient sans doute à la manière dont lauteur tire parti de la masse des archives dépouillées, pour nous faire assister daussi près que possible à la genèse de cette activité éditoriale, éclairée dans ses aspects les plus concrets, et nous faire vivre cette dynamique de «socialisation» du travail philosophique autour de 1900. Lorganisation de la production philosophique est saisie sur le vif, et cet éclairage contextuel amène une compréhension plus fine des enjeux théoriques.
La philosophie était concurrencée et menacée déclatement par lautonomisation des sciences humaines et par la spécialisation des savoirs. Dans ces conditions, défendre la «métaphysique» signifiait prendre position contre le scientisme et pour lindépendance de la philosophie en tant que recherche dune vérité supérieure et remontée réflexive vers la région des principes (une conception bien représentée par lidéalisme critique de Léon Brunschvicg). Défendre la morale, dautre part, cétait suggérer linfluence de la raison pratique sur le réel et la société, et mettre ainsi en valeur lhorizon civique de la philosophie.
Linscription sociale et politique de ces philosophes est dailleurs largement démontrée dans cet ouvrage. Des attentes républicaines de la bourgeoisie juive parisienne à lengagement dreyfusard de certains intellectuels comme Darlu (un professeur discret mais influent, modèle de rigueur et de droiture pour la jeunesse), sans oublier Couturat qui milite pour une langue internationale, S. Soulié montre la RMM proche des questions dactualité (une rubrique y est dailleurs consacrée aux «questions pratiques»). On découvre avec intérêt la personnalité de Xavier Léon, à la fois animateur dun salon philosophique où la libre conversation échappe aux excès dune institutionnalisation desséchante, et habile médiateur qui utilise son entregent pour renforcer la position de la philosophie dans les institutions denseignement (bien quil nait jamais été lui-même fonctionnaire de lInstruction publique). Lauteur insiste sur la figure du philosophe sociable. Cette petite république philosophique, avec ses revues et ses congrès, pouvait symboliser une cité idéale, harmonieuse et pacifiée, fondée sur une éthique de la discussion réglée.
Techniquement, les fondateurs de la RMM et de la SFP règlent léchange discursif en fixant un nombre limité dintervenants, en mettant en débat une question précise, en excluant les réactions bassement polémiques et en cherchant à clarifier les points de divergence au lieu de viser un impossible consensus. La RMM accueille une pluralité de talents philosophiques : des spiritualistes et des sociologues, des rationalistes et des philosophes catholiques, des bergsoniens et des anti-bergsoniens. Ce parti pris pluraliste, parfois difficile à assumer (voir les frictions provoquées par le sectarisme dAlain), permet des dialogues féconds, par exemple entre métaphysiciens et sociologues (Bouglé, Lapie et Parodi ayant joué un rôle de passeurs plutôt efficace). Le rôle régulateur et modérateur joué par Xavier Léon est bien mis en évidence, notamment dans la querelle du bergsonisme. Régulation, censure informelle : tout cela apparaît quand on se penche sur les recensions, mais mieux encore quand on pénètre, comme le fait lauteur, dans ce quil appelle joliment le «clos des correspondances». Le discours de revue, codifié et diplomatique, laisse en effet échapper des enjeux qui se manifestent plus catégoriquement dans les échanges privés. «On peut ainsi saisir la parole philosophique sur ses marges, au point de contact entre discours technique et représentations extra-discursives» (p.259).
La socialisation du travail philosophique pose la question dune production collective de la vérité. Parmi ses résultats les plus visibles, il y a la constitution de lépistémologie, un domaine qui doit beaucoup à la collaboration entre philosophes et savants. S. Soulié note à juste titre que Poincaré, Milhaud, Le Roy, ont largement développé leur vocation philosophique grâce à cette nouvelle organisation du travail réflexif. Il y a aussi le Vocabulaire technique et critique dont la rédaction, supervisée par Lalande, sétale sur vingt ans : une entreprise collective de clarification de la langue philosophique qui répond au besoin dune communauté savante en voie de constitution.
Malgré ces réussites, les contributeurs de la RMM nont pas réalisé complètement leur ambition. Leur intellectualisme incarne une position plutôt défensive et contraste avec le succès du bergsonisme qui atteint des domaines très divers et fait de lombre à la philosophie traditionnelle. Lauteur sinterroge sur les raisons de ce demi-échec et rappelle que de nombreux contributeurs étaient spécialisés (Couturat en logique, Bouglé en science sociale
). Effectivement : si le programme de la revue était doctrinalement ouvert, la volonté de structurer une communauté philosophique sur le modèle des communautés scientifiques impliquait un cadre essentiellement universitaire. Cette orientation de la philosophie vers une pensée professionnelle, pourrait-on ajouter, faisait écran aux nouveautés qui nétaient pas solubles dans linstitution, comme la pensée nietzschéenne, introduite en France principalement par le canal de revues littéraires
Si la parole philosophique se rattache à des lieux qui la font exister et lui imposent aussi des conditions objectives délaboration, on peut dire que cet excellent livre nous invite dans ces lieux et nous en fait découvrir les secrets.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 19/05/2009 ) Imprimer | | |
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