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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Une histoire et une mémoire en chantier | | | Alexandre Sumpf La Grande Guerre oubliée - Russie, 1914-1918 Perrin 2014 / 25 € - 163.75 ffr. / 527 pages ISBN : 978-2-262-04045-1 FORMAT : 15,5 cm × 24,0 cm
L'auteur du compte rendu : administrateur territorial, agrégé dhistoire et diplômé en Etudes stratégiques, Antoine Picardat a enseigné dans le secondaire et en IEP, et travaillé au ministère de la Défense. Il est aujourdhui cadre en collectivité territoriale. Imprimer
Cest difficile à croire, mais il existe un pays où la Grande Guerre est oubliée ! Elle est oubliée sur place, et la manière dont elle sy est déroulée est très mal connue chez nous. Ce pays qui ne fait rien comme tout le monde est la Russie, et Alexandre Sumpf entreprend donc dans ce livre de faire redécouvrir la Grande Guerre telle quelle la connue. Il sintéresse à lévénement lui-même, aux faits - avec des limites chronologiques élargies puisquil y intègre la guerre civile (1918-1921) -, ainsi quà sa place dans lhistoriographie et la mémoire nationales. Le résultat est mitigé, puisquAlexandre Stumpf alterne de très bons chapitres sur la société russe dans la guerre et dautres assez confus, ou alors qui portent sur des questions déjà abondamment traitées par ailleurs.
A la lecture du premier chapitre, on se dit que cela commence plutôt mal. Intitulé «La Russie sen va-t-en guerre», il est carrément déroutant puisque, sans proposer un tableau de létat de la Russie en 1914, il survole tout le conflit, mais sans vraiment sintéresser aux aspects diplomatiques ou militaires. Alexandre Sumpf les traite très rapidement, presque en passant, comme sils nétaient pas son problème. La crise de juillet 1914 est juste mentionnée, même si la Russie y a joué un rôle majeur et controversé, et les opérations militaires sont vues en quelques pages à peine. La vie au front fait bien lobjet dun chapitre conséquent et précis, le deuxième, mais La Grande Guerre oubliée nest clairement pas un livre sur le front russe pendant la Première Guerre mondiale.
Ce qui intéresse Alexandre Stumpf, cest en quoi la guerre bouleverse une société qui était au début du XXe siècle en pleine évolution et modernisation, mais également fragile, et comment elle la fait inexorablement glisser vers la révolution contre un pouvoir dépassé, qui a progressivement cessé dincarner la nation. Trois chapitres portent sur léconomie, la place nouvelle des femmes, les réfugiés et les déplacements de masse, la vie dans les régions occupées et la mobilisation de la société. Cest le cur du livre et sa partie de loin la plus originale et la plus intéressante, car ils abordent des aspects en général peu traités. Lauteur consacre notamment des passages très intéressants à la propagande, notamment par le cinéma, qui est un aspect auquel on pense peu pour lépoque, et encore moins à propos de la Russie.
Avec les trois chapitres suivants, sur la crise de la nation impériale, la révolution et la guerre civile, on a un peu limpression de ne plus être tout à fait dans la Grande Guerre, ni dans quoi que ce soit doublié, de passer des questions peu ou mal connues traitées dans les chapitres précédents à des choses déjà lues et relues. On ne sait alors plus très bien si la guerre a été étudiée comme un long prologue à la révolution ou si lobjectif était bien de la traiter pour elle-même, auquel cas on serait en train de sortir du sujet.
Heureusement, le livre se termine par un chapitre qui revient au propos principal et qui porte sur la place de la guerre dans la mémoire nationale. Évidemment, il faut nuancer le titre du livre, car la Grande Guerre na jamais été totalement oubliée. Elle a fait lobjet de travaux dhistoriens, des films lui ont été consacrés et elle a sans doute toujours été présente dans les mémoires familiales, même si ce dernier point est difficile à mesurer exactement. Mais il ny a pratiquement pas de monuments ni de cimetières, les morts sont oubliés, et les champs de bataille, qui pour la Russie furent surtout des champs de défaite et sont désormais tous à létranger, sont également oubliés. Le régime soviétique a ignoré la Grande Guerre, la rejetant dans les ténèbres avec toute lhistoire nationale davant 1917. Il lui a préféré la révolution et la Grande Guerre patriotique (1941-1945), dont il a fait des épopées, des mythes, autour desquels il a construit un récit national destiné à susciter ladhésion de la population. Le contraste avec lhyperactivité mémorielle que nous connaissons est évidemment frappant, mais il faut se rappeler que celle-ci est finalement assez récente et quil y a vingt-cinq ans, la place de la Grande Guerre dans lespace public était loin dêtre aussi importante quaujourdhui.
Il semble cependant que dans la Russie daujourdhui, la Grande Guerre soit lobjet dun regain dintérêt. Le régime russe a besoin de renouveler le roman national en lélargissant à lhistoire davant 1917. Il pourrait bien décider de réintégrer cette guerre oubliée dans la mémoire officielle, en la mettant au service de son entreprise de néopatriotisme nationaliste, même sil ne sait pas encore très bien ni par quel bout la prendre, ni quelle place exacte lui donner.
Antoine Picardat ( Mis en ligne le 27/01/2015 ) Imprimer
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