Frédéric Rousseau Le Procès des témoins de la grande guerre - L'affaire Norton Cru Seuil 2003 / 21 € - 137.55 ffr. / 315 pages ISBN : 2-02-041333-7 FORMAT : 14x21 cm
L'auteur du compte rendu: Agrégé et docteur en histoire, Jean-Noël Grandhomme est l'auteur d'une thèse, "Le Général Berthelot et l'action de la France en Roumanie et en Russie méridionale, 1916-1918" (SHAT, 1999). Il est actuellement PRAG en histoire contemporaine à l'université "Marc Bloch" Strasbourg II.
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Auteur en 1929 dun ouvrage majeur intitulé Témoins (réédité en 1993 par les Presses universitaires de Nancy), Jean Norton-Cru, un vétéran de la Grande Guerre doublé dun idéaliste épris de vérité, entendait lutter pour que lon montre «la guerre comme elle est vraiment». «Bien que je ne sois pas pacifiste, écrivait-il, je suis persuadé que si les gens savaient ce que je sais de la guerre, ils ne seraient pas tentés dentreprendre ce type daventure.» Cet universitaire français qui vivait aux Etats-Unis avant la guerre, passa au crible des centaines de témoignages de «poilus de la Grande Guerre» dans son anthologie. Demblée il élimina impitoyablement tous ceux qui, à ses yeux, ne furent pas des «vrais combattants» (séjour trop court aux tranchées ou trop loin du feu), démasquant même de véritables faussaires. Mais il nen resta pas là et vilipenda les authentiques soldats qui entremêlaient leurs souvenirs et des inventions de leur cru, ou qui simplement habillaient la réalité par des effets de style ou des artifices littéraires. «Ce que refuse Norton-Cru, explique Frédéric Rousseau, maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité «Paul Valéry» de Montpellier, cest la mise en scène fictionnelle de lexpérience de guerre» : car elle éloigne le lecteur de la vérité.
Les plus grands échouèrent à ce véritable «examen de passage», alors que des récits obscurs se virent hisser au rang de chefs-duvre réalistes. De cette manière, on le comprend aisément, Norton-Cru sattira la haine inexpiable de beaucoup de «recalés» ou de leurs lecteurs inconditionnels. Barbusse dabord (avec une véritable méchanceté), puis Dorgelès et ses amis, donnèrent le signal de la contre-offensive. Dautres écrivains, comme Joseph Jolinon, se lancèrent dans un débat plus constructif. Beaucoup dhistoriens, enfin, volèrent au secours du « censeur ».
Mais le présent ouvrage ne retrace pas seulement lhistoire des infortunes de Norton-Cru dont F. Rousseau reconnaît limmense apport à lhistoriographie de la Grande Guerre : tout en concédant quil fut parfois (un peu) trop sévère vis-à-vis des témoins -, il cherche à tirer les enseignements actuels de cette «affaire». Depuis une quinzaine dannées, une certaine école historique sest insurgée, selon lui, contre la «dictature du témoignage», en venant presque à souhaiter la disparition des derniers survivants de 14-18 pour pouvoir enfin entamer de véritables recherches sur la Grande Guerre, devenue un «objet froid».
F. Rousseau conteste les conclusions de cette école. «Comment écrire lhistoire tragique du XXe siècle ? se demande-t-il. Est-ce en soupçonnant le témoignage ou en se mettant à son écoute ? Quelle vérité lhistorien détient-il par rapport au témoin ?» A cet égard la confrontation entre Jean-Jacques Becker, grand spécialiste français de 14-18, et Abramo Pellencin, vétéran italien de la Grande Guerre alors âgé de 98 ans (et demeuré en pleine forme intellectuelle), au cours de lémission «La Marche du siècle» sur France 3 en 1995, apparaît comme très éclairante. Le témoin est-il qualifié pour contester linterprétation de lhistorien ? ou est-il entièrement disqualifié a priori car forcément incapable de prendre du recul face à lévénement ?
Ne faudrait-il pas adopter une ligne de conduite médiane ? Si le travail de lhistorien ne peut pas se réduire à la collation des témoignages (écrits comme oraux dailleurs), létude et lexploitation des seules archives peut savérer parfois dune grande aridité, alors que le témoin humanise lhistoire. À condition de respecter certaines règles méthodologiques, cette source est tout aussi légitime et précieuse quune autre.
Ce Procès des témoins de la Grande Guerre apparaît comme une nouvelle étape de la réflexion de F. Rousseau, entamée avec La Guerre censurée en 1999 et poursuivie avec 14-18. Le Cri dune génération en 2001. La question fondamentale demeure toujours la même : pourquoi les combattants de 1914-1918 ont-ils «tenu» ? Au «consentement patriotique» de lHistorial de Péronne, F. Rousseau privilégie un «faisceau de facteurs», que ses témoins lui servent à discerner.
Jean-Noël Grandhomme ( Mis en ligne le 30/01/2004 ) Imprimer
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