Didier Le Gall - Analyse d'un discours Kimé 2003 / 32 € - 209.6 ffr. / 387 pages ISBN : 2-84174-318-7 FORMAT : 15x21 cm
Préface de Jean-Paul Bertaud.
L'auteur du compte rendu: Natalie Petiteau, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Poitiers, est historienne de la société du XIXe siècle et de la portée des années napoléoniennes. Elle a notamment publié Napoléon, de la mythologie à l'histoire (Seuil, 1999) et Lendemains d'Empire: les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle (Boutique de l'histoire, 2003).
Elle est par ailleurs responsable éditorial du site http://www.calenda.org.
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Didier Le Gall propose ici de cerner avec méthode les discours de Napoléon tels, du moins, que Las Cases les a transcrits, dans la lignée des travaux quil avait déjà menés sur les proclamations, allocutions et ordre du jour de lempereur. Il sagit plus précisément de mettre en lumière le contenu politique du Mémorial de Sainte-Hélène, et dy analyser particulièrement ce qui y est dit sur le sentiment national et la diffusion dune morale bonapartiste à travers létude de ce que lauteur appelle des «mots-concepts», en procédant dune part à une analyse de discours, dautre part à une histoire conceptuelle du politique.
La démarche suivie par Didier Le Gall est fort bien maîtrisée et lon doit notamment apprécier sa précaution préalable de rappeler qu «il ne touch[e] pas directement aux propos de lempereur, mais à ceux dun autre qui les retranscrit». On appréciera également lanalyse des filtres au travers desquels parvient le contenu du Mémorial. On appréciera enfin la préoccupation de présenter Las Cases car, finalement, si cet auteur est peut-être lun des noms les plus célèbres de la littérature du XIXe siècle, il demeure en partie un inconnu.
Avec le Mémorial, on assiste en quelque sorte à la renaissance politique de Napoléon qui livre là son ultime bataille en forgeant limage quil souhaite léguer à la postérité et en utilisant pour cela «les deux forces montantes du XIXe siècle» : le libéralisme et le romantisme. De ce fait le Mémorial nest pas quun monument de la légende, il est bien aussi une uvre politique au travers de laquelle Napoléon opère la relecture de son règne et semploie à réinterpréter son action à la lumière de lexpérience libérale des Cent Jours. Il y réaffirme la nécessité dune fusion nationale et dune administration centralisée, il annonce par ailleurs le triomphe futur des nationalités. Tout en essayant de justifier son pouvoir, il fait un plaidoyer à destination des générations futures.
Lapproche du Mémorial que propose Didier Le Gall permet donc en premier lieu danalyser le sentiment national chez Napoléon. Les pages de Las Cases permettent de repérer que, pour lempereur, la patrie est avant tout la terre qui donne la vie et celle des ancêtres. Sa défense appelle du reste la population à se surpasser et à négliger les passions basses et privées au profit de lintérêt public, de lamour de la patrie. En même temps Napoléon semploie à incarner lui-même la patrie. Doù le glissement du mot patrie vers celui de «nation» qui nexiste, à son sens, que par la présence dun chef qui agit pour son peuple. La nation de Napoléon nest plus celle des révolutionnaires qui voulaient quen elle soit associées la liberté et la souveraineté populaire. Elle est en revanche composée dune élite rénovée et doit permettre lunification des populations, dont le sentiment dappartenance doit être renforcé par lhistoire, et dont la souveraineté est détenue par Napoléon. La nation selon les vues napoléoniennes nexiste ni comme force politique, ni comme puissance légitime, mais comme un groupe dindividus répondant à des valeurs communes. Elle exprime finalement une notion dordre car elle doit masquer les différences sociales. Quant à lemploi du mot peuple, il vise à donner une nouvelle définition du sentiment national : «le contenu globalisant du terme rehausse limage de la nation en tant quunité communautaire», précise Didier Le Gall. Le peuple existe à lintérieur dun ordre social réglé et forme un groupe composé de sous-ensembles : la classe moyenne et la masse dune part, la multitude et le bas-peuple, dautre part, qui effraient Napoléon par leur attitude insensée et incontrôlée. Classe moyenne et masse en revanche ont consenti à lui confier une dictature légale, nécessaire mais accidentelle.
Par ailleurs, louvrage de Didier Le Gall met en évidence le fait que le Mémorial insiste sur trois mots-clefs du bonapartisme : honneur, égalité et liberté. Ce sont, selon Napoléon, ces valeurs qui participent à la création dune nation. Lhonneur tout dabord, ressort moral forgé dans les armées, doit être diffusé hors de ce berceau. Précepte que chacun est invité à suivre, lhonneur doit permettre de soumettre les intérêts particuliers à lintérêt commun et doit de ce fait favoriser la fusion nationale, puisquil est au premier rang des valeurs que doivent respecter aussi bien les civils que les militaires. Il donne au peuple un cadre moral pour toute action et symbolise ainsi le désir dappartenance à une communauté desprit. Légalité apparaît comme un autre thème majeur de la pensée politique dun Napoléon qui, à Sainte-Hélène plus que jamais, semploie à apparaître comme lhéritier de la Révolution. Il y explicite sa complexe conception dune égalité méritocratique, quil a illustrée par lorganisation de la noblesse impériale. Il refuse donc, en réalité une parfaite égalité sociale, de même quil nenvisage pas légalité politique. Seule compte pour lui une égalité formelle des droits. Enfin, le mot liberté est lui aussi fréquemment employé, dans le but de poser Napoléon en chantre du libéralisme, tant en matière économique ou religieuse, dans le domaine de la presse ou des libertés individuelles, au risque de paraître en contradiction avec les réalités de son règne.
Ce simple compte rendu ne suffit pas à épuiser toute la richesse de louvrage de Didier Le Gall à qui lon peut simplement reprocher de navoir pas osé expliciter davantage devant son lecteur le détail de sa méthode : mode de saisie du texte, résultats de lanalyse du nombre des occurrences, etc. Il ne sagit aucunement ici de douter de la rigueur de la méthode mais de désirer en savoir un peu plus sur la mise en uvre de celle-ci. Il en est ainsi face aux bons livres : le lecteur en veut toujours plus
On peut par ailleurs regretter que l'auteur nait pas davantage mis en perspective les paroles de Sainte-Hélène avec les réalités du règne à laide de quelques travaux récents sur la période, manifestement négligés : les livres de Pierre Rosanvallon ou de Marcel Gauchet ne sont pas la seule voie dapproche de la société française du XIXe siècle. Reste que ce travail est des plus stimulants, et vient compléter ceux dAntoine Casanova sur Napoléon et la pensée de son temps (Boutique de lHistoire, 2001).
Natalie Petiteau ( Mis en ligne le 12/03/2004 ) Imprimer
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