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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Aux origines de l’académisme anglais | | | Jacques Carré Frédéric Ogée Isabelle Baudino Art et Nation : la fondation de la Royal Academy of Arts - 1768-1836 Armand Colin 2004 / 17 € - 111.35 ffr. / 158 pages ISBN : 2-200-26561-1
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
On le sait depuis longtemps, une nation ne se forge pas uniquement par le fer et par le sang, comme lenvisageait Bismarck : elle a aussi besoin dune culture, dun esprit voire dune conscience commune. Mais où trouver un tel souffle : dans la littérature, dans lart ? Le cas anglais est alors singulier : nation-née, elle ne se dote que tardivement dune académie instituant et définissant un art anglais spécifique et emblématique du rapport entre culture des élites et culture de masse, en loccurrence, un public imprégné dune «éthique commerciale, protestante, pragmatique et nationaliste». Létude que consacrent Isabelle Baudino, Jacques Carré et Frédéric Ogée, spécialistes universitaires de lhistoire de lart anglais, à la naissance de la Royal Academy of Arts, permet de suivre lapparition et le développement dune institution rapidement devenue incontournable dans le paysage culturel anglo-saxon et européen.
La Royal Academy of Arts est fondée en 1768 par décision du roi Georges III pour répondre à un besoin, voire en créer un : en effet, les usages dune académie sont nombreux, depuis la structuration dune profession, la formation et lenseignement, mais aussi lorganisation dun marché. Quen est-il à Londres dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ? Les prétendants au métier peuvent se former dans diverses académies privées, et les artistes parvenus survivent grâce à un mécénat certes varié, mais léger. Quant au marché de lart en Angleterre, il existe, quoique très inférieur à celui du continent : depuis 1695, lAngleterre sest ouverte à lart étranger (dont limportation était jusque là prohibée), mais elle languit encore de la formation dune institution commerciale et artistique sur laquelle la production nationale puisse rapidement se greffer. Car le problème est là, et les auteurs de cette étude le montrent bien : les modèles qui simposent sont Rome et Paris, Londres faisant plutôt figure de capitale provinciale de lEurope des arts. Toutefois, la figure de lartiste se construit peu à peu (dans un premier chapitre passionnant), ainsi que les institutions de lAcadémie se mettent progressivement en place, et en particulier lexposition annuelle, qui, à partir de 1780, sinstalle à Sommerset House. De même, lenseignement artistique acquiert une individualité et lesthétisme anglais se dote enfin de la plateforme institutionnelle qui lui manquait. A cet égard, le chapitre 5, consacré à la redéfinition dun «art national», est particulièrement bien pensé, explorant de manière thématique et technique les programmes de lacadémie pour aboutir à lespèce de principat quelle exerce sur lart anglais au XIXe siècle.
Imprégné dune sociologie bourdieusienne (lhistoire de lart na heureusement pas les mêmes frilosités que nombre dhistoriens concernant ce sociologue novateur), cet ouvrage comble un véritable gouffre en matière dhistoire de lart anglais. Lobjet de létude nest en effet pas de simplement retracer lhistoire dune institution : très habilement, les auteurs montrent dans leur première partie la situation ante et les motifs divers qui aboutissent à la naissance de linstitution. En procédant de manière pédagogique, sous forme de questions simples (quest ce quun artiste dans lAngleterre de la fin du XVIIIe siècle ? Où se forme-t-il ? Que lui commande-t-on ? Quel est le goût dalors ?...), ils entraînent progressivement le lecteur dans un univers qui, à première vue, peut paraître hermétique. On pourrait à cet égard regretter labsence de reproductions et documents iconographiques, mais louvrage se présente comme une histoire sociale et institutionnelle, et non comme celle dune théorie artistique (excepté lacadémisme, si tant est quil corresponde à une forme dart, et non à une conception esthétique du marché
). Fruit dune collaboration avec le Centre nationale denseignement à distance, il présente toutes les qualités pédagogiques dune bonne leçon : érudition et clarté se marient parfaitement, mais supposent une lecture couplée avec un manuel dhistoire de lart anglais.
Il lui manque toutefois une dimension comparatiste : en intégrant le fait national à cette étude, les auteurs auraient pu envisager de lier le développement de lAcadémie à la situation politique dune Angleterre quasiment «assiégée» au début du XIXe siècle, et qui doit manifester, à différents égards, son originalité par rapport à la France révolutionnaire, puis impériale. En effet, on ne distingue guère déchos continentaux ni politiques dans cette réflexion pourtant riche, or que ce soit pour la formation de lacadémie et de lacadémisme comme doctrine artistique - ou encore pour lorganisation du marché artistique, il eût été bon de regarder de lautre côté du Channel. Lartiste nest pas autiste, mais vit de la confrontation avec ses pairs. Bref, si louvrage est intéressant, il pèche peut-être par ce «splendide isolement» qui fut longtemps un dogme de la politique extérieure anglaise.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 16/04/2004 ) Imprimer | | |
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