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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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De la Révélation à la Révolution | | | Bernard Voyenne Proudhon et Dieu - Le combat d'un anarchiste Cerf - Histoire 2004 / 19 € - 124.45 ffr. / 168 pages ISBN : 2-204-07459-4 FORMAT : 15x24 cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
La polémique proudhonienne contre la religion est moins connue que la critique de la propriété. Pourtant elle nest ni moins virulente ni moins fondamentale pour sa conception du monde et de la société. «Dieu cest le mal» fait en effet pendant à «la propriété cest le vol» pour synthétiser une pensée militante et radicale de la refondation des rapports sociaux sans référence à quelque autorité révélée ou transcendante que ce soit.
Le troisième pilier de lédifice proudhonien est le rejet du mythe de lEtat, forcément asservissant pour les individus mais aussi pour le peuple entier quil est sensé exprimer et protéger. Cette vision de la religion, de la politique et de léconomie ainsi que de leurs liens intrinsèques, rapproche Proudhon de Marx dans la fondation du socialisme, mais les deux philosophes polémistes barbus qui en fondèrent les deux courants principaux divergèrent très tôt, comme on sait, sur le sens à donner à ce mot, entre anarchie solidariste et mutuelliste dune part et communisme collectiviste de l'autre.
B. Voyenne rappelle quaprès une courte fascination mutuelle (de Proudhon pour le philosophe dialecticien Marx, de Marx pour le socialiste économiste et écrivain célèbre Proudhon), les deux «génies» se brouillèrent pour des raisons de caractère, dorgueil et de convictions. Marx disqualifia férocement Philosophie de la misère par un impitoyable Misère de la philosophie, déniant à Proudhon toute compétence comme philosophe ou économiste, jugement qui devait peser lourdement sur la réputation de Proudhon au vingtième siècle quand socialistes et communistes rivalisèrent de fidélité à l'auteur du Capital.
Une des divergences fondamentales entre les deux hommes tient à lattitude face à la religion : tandis que Marx se contente den faire une théorie génétique matérialiste et socio-culturelle, Proudhon reste toute sa vie passionné par le sujet et refuse le qualificatif d«athée», préférant se considérer comme «anti-théiste» mais «religieux». Avant Marx, il voit bien dans la religion un «chloroforme» : Marx, ici comme dans bien des domaines, reprendra avec talent les thèmes proudhoniens et parlera de lopium du peuple, dans le même double sens de calmant de la misère et de sédatif inhibant. Mais Proudhon, comme Comte, se méfie du matérialisme et de lathéisme, préférant un immanentisme agnostique basé intellectuellement sur la démonstration kantienne des antinomies métaphysiques et de limpossibilité dune théologie rationnelle a priori ou a posteriori, et existentiellement sur le caractère problématique de la foi en la Providence face à la question du Mal dans la création.
Ce que Marx a toujours méprisé chez Proudhon, cest la confusion entre économisme critique et réflexion morale et métaphysique. Le philosophe typographe bisontin qui, Voyenne le rappelle, navait rien dun autodidacte, avait trop de lectures et détudes pour ignorer la complexité philosophique de la question religieuse et la réduire à une question sociologico-politique. Proudhon a trop de respect pour le phénomène de conscience quest la foi vécue, le besoin de Dieu, pour lécarter cavalièrement de sa pensée, inquiet des conséquences éthiques pour lhomme lui-même dun tel mépris de ce qui a porté les valeurs morales les plus essentielles à lhumanité et au socialisme lui-même.
Voyenne aurait pu à cet égard tenter un rapprochement avec Dostoïevsky, revenu, contrairement à Proudhon, à la foi de sa jeunesse. Lannexe sur «Pascal, Proudhon et Péguy» joue ici un peu ce rôle où la réflexion de grands écrivains polémistes attachés à la justice et travaillés par la question de Dieu suit des voies parallèles pour aboutir à des résultats divergents. Proudhon, finalement personnaliste autant quindividualiste, saccorde avec ses deux brillants compatriotes sur le mystère de lexistence et linquiétude métaphysique du sens, mais une honnêteté intellectuelle (refus du fidéisme sentimental de Lammenais comme des pseudo-démonstrations du traditionnalisme catholique à la Maistre ou Bonald) et un anticléricalisme nourri de lexpérience sociale et politique de son siècle le retiennent de passer de ladmiration pour Jésus et la morale égalitaire et communautaire des évangiles à la Révélation transcendante. Cette distance lécarte autant de la bienfaisance bourgeoise avec sa charité humiliante et hypocrite que de la démocratie chrétienne naissante (Lacordaire), dont il craint le manque de radicalité philosophique et politique.
La couverture de ce dernier livre du proudhonien Bernard Voyenne, «le combat de Jacob et de lange» par Leloir, ne doit donc pas faire craindre une lecture récupératrice de la pensée de Proudhon, même si Voyenne reconnaît sa dette envers létude du célèbre théologien catholique Henri de Lubac, spécialiste du «drame de lhumanisme athée». Si Proudhon est toute sa vie aux prises avec Dieu, cest parce quil y voit une forme spontanée de la pensée universelle du mystère de lexistence et de langoisse de la mort et de la souffrance. La dialectique entre espoir de salut (de reprise sublimée de la vie terrestre) dune part et critique «diabolique» (thème romantique développé avec aplomb par Proudhon) des limites de la condition humaine et du scandale de la finitude (Dieu impuissant ou cruel, à le juger par ses uvres) travaille sans fin la pensée du philosophe de limmanence. On hésite sur lidée dune solution : Proudhon semble tenté tantôt comme ses contemporains progressistes et Feuerbach par lidée dune humanité divinisée par son progrès historique, sorte de spinozisme historiciste (lHistoire réalisation de lEsprit, mais celui des hommes), tantôt par lidée dun idéal à réaliser dhumanité libre, sans idole ni certitudes métaphysiques. Cette sensibilité explique aussi bien la violence des critiques à linstitution ecclésiale et à ses dogmes quun sincère respect républicain «laïque» pour la liberté des consciences et le questionnement religieux.
Il est intéressant de constater que la réhabilitation personnaliste de la foi sous forme dexistentialisme chrétien a retourné la révolte proudhonienne pour faire du christianisme la méta-religion de lhumanité libre, sans point dappui naturaliste et face à elle-même, au crépuscule des idoles. Un point que Voyenne, ancien de Combat et collaborateur de Camus, aurait pu développer davantage dans ses analyses sur Péguy, un des inspirateurs dEsprit.
Bon connaisseur de son sujet, B. Voyenne (décédé en septembre 2003) situe très bien Proudhon dans son temps, redresse les mythes de sa biographie, souligne et interroge les déformations de son autobiographie, inscrivant son héros, sans hagiographie, dans le réseau des débats du siècle (Comte, Renan, Strauss, etc). Au-delà de ce travail historique utile et passionnant, il formule clairement mais avec subtilité une position qui est loin davoir perdu son actualité. On peut aussi se demander si Proudhon nest pas le grand philosophe méconnu de la religion.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 05/10/2004 ) Imprimer
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