|
Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| Eric J. Hobsbawm Terence Ranger L'Invention de la tradition Editions Amsterdam 2006 / 21 € - 137.55 ffr. / 370 pages ISBN : 2-915547-20-3 FORMAT : 15,0cm x 23,5cm
Traduction de Christine Vivier.
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Avec le soutien du CNL, les éditions Amsterdam publient sous la direction des historiens Hobsbawm et Ranger ce recueil dessais de six spécialistes de «linvention de la tradition».
Cette expression, inventée par Hobsbawm en 1983, et donnée en titre à un ouvrage devenu référence du patrimoine des sciences sociales et de lhistoire des représentations collectives, semble relever de loxymore. La tradition nest-elle pas ce que la communauté trouve déjà là dans son passé et recueille pieusement pour en garder mémoire, avec le sentiment de conserver le dépôt de son identité ? Cette position «réaliste» de sens commun (la tradition est un fait enregistré par la communauté des consciences présentes) comporte cependant déjà des paradoxes, qui sont ceux de la connaissance en général, mais aussi de lidentité (historique) et du temps comme expérience humaine : si la tradition se présente bien dans la conscience comme ce qui est reçu du passé et relève du fait brut, donné, objectif, elle nest tradition dune part que comme «passé» ce qui implique quelle est le produit dun déploiement du temps et dun éloignement du moment des événements quelle véhicule (la nature du passé selon saint Augustin est dêtre pour un présent vivant la temporalité et le passé comme passé présent à lesprit) - , dautre part comme passé interprété, sélectionné et défini comme essentiel et à ce titre digne de transmission («tradition»), donc produit dactes et dopérations de compréhension rétrospective de sujets et de collectivités (dans une saisie «communautaire», à la fois une et multiple, qui pose le problème de lagent ou des agents déterminant et de leurs relations) ; mais aussi comme unité complexe déléments, qui cependant ne cesse de se recomposer au fur et à mesure que le temps avance et enrichit lexpérience de la communauté et qui donc doit être périodiquement retravaillée, tout en maintenant limpression didentité substantielle de la tradition; enfin comme support de lidentité, dont le peuple doit sans cesse assurer la cohérence, pour sassurer de soi, ce qui implique une ambiguïté sur le fondement de la communauté : sa fabrication collective de la tradition ou la tradition elle-même ?
Autrement dit, si la tradition nexiste que pour des tard-venus, qui la considèrent et la conçoivent et se définissent par elle, en interprétant le passé dune façon elle-même historique et communautaire et non «divine», si la tradition était toujours la création du présent, au moins pour la construction de son sens, est-elle une pure invention ou la compréhension bien fondée de la vérité du passé ? Etant donné limportance de la référence à lhistoire et à la tradition (européenne, etc.) dans la «conscience collective», notamment à notre époque, ces questions philosophiques gardent une importance politique majeure et sont au cur de la pensée de la nature de lesprit (dans son rapport au monde), de la culture et de lhistoricité, comme éléments décisifs de (la question de) lessence de lhumanité.
Si pour le philosophe, le relativisme culturel est problématique à certains égards mais ne peut être dépassé que par des affirmations «transcendantes» et métaphysiques impossibles à prouver sur la Raison (une foi tautologique, régulièrement mise à lépreuve des faits de lhistoire de la raison), pour lhistorien les problèmes sont les mêmes mais déterminent une orientation de problématique au niveau de la pratique de recherche sur des objets culturels particuliers. Sans se laisser angoisser par la «perte de la tradition» comme corps figé et assuré de vérité, un roc peut-être illusoire même sur le plan moral comme lhistoire le montre, il sagit de saisir lhistoire comme culture et lieu de formulations de conceptions et de remises en cause plus ou moins radicales (les «crises» qui articulent les «époques» de la culture). Le paradigme de plus en plus accepté et de mieux en mieux compris en histoire des représentations est dadmettre à la suite dHobsbawm (de Thomas Kuhn et peut-être de notre Halbwachs) une construction de la mémoire et du rapport au passé, qui sans être privée de cohérence et de sens dans une période, exprime aussi des intérêts cognitifs et existentiels dune époque et dune culture.
Les auteurs du recueil appliquent les pistes ouvertes par Hobsbawm sur lEtat-nation à différents cas pour vérifier son hypothèse dune invention par les idéologues et historiens modernes au début de la mise en place des structures politiques étatiques proprement dites dun passé prétendument proto-étatique (en fait tribo-clanique, princier, féodal, royal) et déjà national (en fait pré-national et complexe ethniquement, linguistiquement et culturellement) dans le but de légitimer lEtat moderne naissant par lautorité dun passé ancien, qui rejoint presque lordre du fait objectif par lancrage dans la nature (le sol, le sang, etc.) et la racine des choses (en Dieu). Une lecture téléologique et essentialiste se met en place, qui déclinera les variations de lidéologie identitaire et du nationalisme (jusquà son avatar fasciste et raciste). Les historiens réunis ici sont dailleurs des spécialistes britanniques du nationalisme et de lécriture de lhistoire.
Après une introduction de Hobsbawm, «Inventer des traditions», qui problématise le thème du volume, Hugh Trevor-Roper traite de La tradition des Highlands ; Prys Morgan sintéresse à «La quête du passé gallois à lépoque romantique» ; David Cannadine étudie «contexte, performance et signification dun rituel : le cas de la Monarchie britannique 1820-1877» ; Bernard Cohen montre ce quest «représenter lautorité dans lInde victorienne» ; Terence Ranger se penche sur «Linvention de la tradition en Afrique à lépoque coloniale» ; enfin Hobsbawm, articulant perception de la tradition et fonction sociale dhomogénéisation du corps social, médite sur «Production de masse des traditions et traditions productrices de masses : Europe 1870-1914».
Le volume, riches en notes, comporte un index, mais pas de bibliographie, ce qui est un peu regrettable pour lapprofondissement du sujet. On attendait le nom de Benedict Anderson et son Communautés imaginaires. Quelle évolution depuis dix ans, quand les éditeurs français refusaient, sur les conseils de François Furet et Pierre Nora, et malgré le soutien de Marc Ferro, de publier lexcellent court 20ème siècle (LAge des extrêmes) de Hobsbawm, pour cause de tendances marxistes dépassées ! (Paradoxes de libéraux qui fustigèrent la censure ailleurs
Hobsbawm nest pas de ces gens qui se renient avec opportunisme. Quant à LAge des extrêmes, on a en fait rarement lu un ouvrage aussi ambitieux, riche, cultivé et brillant sur le sujet. Les éditions Complexe en Belgique avaient assuré aux francophones une traduction de louvrage, devenu un classique et discuté partout. Rappel utile en parlant dhistoriens de la mémoire
)
Le 20 mai dernier, Hobsbawm était invité à donner une conférence à lEcole Normale Supérieure de la rue dUlm pour présenter louvrage
Linvention de la tradition sera à coup sûr un des legs les plus marquants du grand historien.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 22/01/2007 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:L'Âge des extrêmes de Eric J. Hobsbawm L’ère des empires, 1870-1914 de Eric J. Hobsbawm | | |
|
|
|
|