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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Un grand classique sur les camps de la mort | | | Sylvie Lindeperg Nuit et Brouillard. Un film dans l'histoire Odile Jacob 2007 / 29 € - 189.95 ffr. / 288 pages ISBN : 978-2-7381-1868-4 FORMAT : 14,5cm x 22,0cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
Le film dAlain Resnais, Nuit et Brouillard (Nacht und Nebel, 1956), est bien plus quun grand classique sur les camps de la mort. Pour les générations vivant «après lhorreur», cet extraordinaire documentaire de 32 minutes, à la fois «lieu de mémoire» et «dispositif dalerte», constitue la révélation de lanéantissement de millions dêtres humains par le système totalitaire nazi. Comme le disait François Truffaut, «ce nest pas un documentaire, cest une méditation sur le phénomène le plus important du XXe siècle». Relevant de lart de la déposition, Nuit et Brouillard se distingue de toute forme de tourisme du souvenir par le choix indissociablement éthique et esthétique opéré par le cinéaste : attestant la ligne de temps qui sépare à tout jamais les victimes et ceux qui viennent après, cette création soffre comme le lieu dun effacement, dune béance dans le creusement de laquelle lévénement, pourtant insaisissable, surgit comme ce qui se retire du champ de la visibilité.
Cest sans conteste lalliance des dimensions cinématographique, historique et mémorielle qui en fait une uvre qui défie le temps et dont les enseignements éclairent encore notre présent. Dans cette perspective, simposait, depuis longtemps, une étude exhaustive du film, qui ne négligerait aucun de ses multiples enjeux et qui mettrait en lumière le contexte de son élaboration.
Dans Nuit et Brouillard Un film dans lhistoire, lhistorienne Sylvie Lindeperg propose une lecture aussi riche que passionnante du film dAlain Resnais, qui na cessé dalimenter sa réflexion depuis lorigine de ses recherches. En approchant luvre comme le réceptacle du timescape, de ce «lieu dans le temps» (Ruth Klüger, Refus de témoigner), de cet espace temporel introuvable qui fut celui du camp, elle conduit ses travaux sous le signe d«une histoire des regards jouant des variations déchelles et des changements de focale» (p.10). Ainsi, lenquête relève dune «microhistoire en mouvement» (Idem) qui consiste à observer attentivement son objet pour ensuite le déplacer dans lespace et dans le temps. Cette démarche se révèle doublement féconde en ce quelle produit des effets de connaissance tout en soulevant des questions inédites, qui sont ignorées par la "macrohistoire".
Louvrage se compose de deux grandes parties qui tentent à la fois dembrasser les nombreux enjeux de Nuit et Brouillard et de rendre compte de son destin si singulier en retraçant lévolution des regards portés sur ses images et, inévitablement, sur lévénement lui-même depuis un demi-siècle. La première section, «Genèse : la défaillance des regards», retrace minutieusement lélaboration du court-métrage depuis lémergence du projet jusquau montage final. La seconde section, «Passages et migrations», sattache à lhistoire de la réception de luvre depuis sa sortie à Cannes en 1956 jusquà lépoque actuelle. Un prologue et un épilogue essentiels encadrent létude : centrés sur le portrait dOlga Wormser, qui participa activement à la préparation du film, ils soulignent, en suivant au plus près la trajectoire personnelle et professionnelle de cette historienne trop peu connue, les tensions, voire les contradictions qui traversent le film au point den faire le symptôme dun «pur moment dincertitude historiographique» (p.12). uvre trouée, le documentaire constitue le point de confluence de deux opérations frappées dinachèvement : celle de «luvre cinématographique qui saccomplit» et celle de «la production historique au long cours qui en portera la trace séminale» (Idem). Au cur des tâtonnements, des hésitations et des doutes se trouve la question de la spécificité du sort des Juifs dans la déportation et lextermination.
En amont du court-métrage lui-même, Sylvie Lindeperg, dont la rigueur et lérudition nont dégale que la clarté de lexposition, met en évidence les différentes étapes de sa construction. Lintérêt dun tel cheminement est double : il reconstitue précisément la réalisation du projet Nuit et Brouillard et, dans le même temps, le contexte historique et historiographique de cette élaboration.
Ces différentes phases le parrainage, la production, la recherche documentaire, lécriture du scénario, le tournage, le montage, le commentaire et la musique font lobjet des huit premiers chapitres. En montrant que le projet du documentaire est placé sous le double patronage du Comité dhistoire de la Seconde Guerre Mondiale (en tant quinstance officielle) et du Réseau du Souvenir (en tant quautorité invisible), lhistorienne révèle que, dès son origine, luvre résulte de la conjonction de lhistoire et de la mémoire. Cette élucidation généalogique révèle lambivalence de la représentation des camps dans les années 1950. Marqué par la valorisation de la figure générique du résistant déporté, limaginaire de la déportation repose sur deux logiques différentes et parfois divergentes : celle de la recherche historique et celle de linscription mémorielle tournée vers les jeunes générations.
Le chapitre 2 met au jour les différents financeurs du film : à côté de la société Argos Films et des producteurs polonais (Film Polski), on trouve différentes institutions, comme lEducation Nationale, les Anciens Combattants, la Ville de Paris, le Conseil Général de la Seine et la RTF. Alors que le chapitre 3 est centré sur une étape fondamentale, la recherche documentaire des photographies et des plans cinématographiques (qui conduira Resnais et ses conseillers à sadresser notamment à des instituts hollandais et en polonais), le chapitre 4 suit pas à pas lécriture à quatre mains du scénario. Dans le chapitre suivant, Sylvie Lindeperg précise comment le cinéaste, lors du tournage, sest détaché du scénario en inscrivant, dans les paysages, le tracé à blanc de ses fameux «travellings sans sujet». Après la considération des «collisions» du montage, la première partie de lessai se clôt sur le dévoilement des enjeux du commentaire écrit par Jean Cayrol et dit par Michel Bouquet, et de ceux de la musique composée par Hanns Eisler. Ainsi, cette section manifeste combien Nuit et Brouillard cristallise les ambigüités du rapport de la France de laprès-guerre avec le passé de la déportation ; la seconde décline les réappropriations du court-métrage depuis les années 1960.
Le chapitre 9 examine, de façon très détaillée à partir des pièces du dossier, le bras de fer qui opposa Alain Resnais et ses producteurs à la censure autour de «laffaire du képi». La Commission de contrôle devait se prononcer sur deux éléments différents : lâge des spectateurs et un cliché litigieux. Le court-métrage recevra un visa tout public à la condition dêtre assorti dun texte davertissement. Les débats, qui ont divisé les membres de la Commission, ont surtout porté sur la photographie dun gendarme de dos, coiffé dun képi, gardant le camp de Pithiviers. Cet affrontement, qui conduira, non à la suppression mais au maquillage du plan la marque de la censure étant ainsi conservée à lécran , témoigne avec éloquence de létat desprit de cette époque, encore marquée par le récit héroïque du résistant-déporté : le problème de la collaboration dEtat nétait ni une priorité ni un enjeu du discours public, et il ne faisait pas lobjet dune demande sociale. Ainsi, au seuil de sa diffusion, la réception de luvre cristallise déjà le rapport de la société française avec son imaginaire du système concentrationnaire hitlérien.
Le chapitre 10, consacré au scandale suscité par le retrait du film de la sélection du festival de Cannes de 1956, nous plonge dans la complexité des relations franco-allemandes de la fin des années 1950 : le souci du rapprochement des deux nations longtemps ennemies et la position ambivalente du gouvernement de la RFA à légard de son passé nazi éclairent laffaire Nuit et Brouillard. Essentiellement dû à lintervention de lAllemagne, ce retrait a paradoxalement assuré à luvre un succès qui favorisa son exploitation commerciale. Les trois chapitres suivants envisagent la réception du film en RFA et en RDA. Après un examen des débats suscités par le documentaire en Allemagne de lOuest, lessai décortique de façon fort intéressante la traduction du texte de Jean Cayrol par Paul Celan. Lhistorienne replace les batailles de traductions du commentaire dans la zone est-allemande dans le contexte de la guerre froide.
Le chapitre 14 est consacré à la diffusion internationale de luvre, marquée, selon les pays, par diverses mésaventures. Tandis que Nuit et Brouillard est censuré au Japon (ancienne puissance de lAxe) et en Grande-Bretagne pour des raisons de bienséance (alors que le public anglais avait pu voir, en 1945, au moment de la mise en procès de lAllemagne, les plans de Bergen-Belsen !), le court-métrage est victime de la «neutralité suisse» dans la Confédération helvétique, voit son exploitation très limitée dans les pays de lEst, subit, après une indifférence polie, une diffusion fragmentée aux Etats-Unis où les Américains en font un usage anticommuniste, et fait lobjet de débats lors du procès dEichmann à Jérusalem.
Le chapitre 15 rend compte des nombreuses relectures du film, en France et en RFA, depuis les années 1960. Dans un but pédagogique, lEducation Nationale encourage, surtout depuis les années 1980, sa diffusion dans les lycées et les universités. En Allemagne, lors du retour spectral du passé nazi, le documentaire a joué un rôle important dans le conflit entre les générations : il a alimenté la mise en accusation, non seulement des meurtriers hitlériens, mais aussi du silence amnésique de toute une génération. Par là-même, Nuit et Brouillard a été associé, de façon plus sensible quailleurs, au génocide des Juifs. Le dernier chapitre envisage luvre et sa réception du point de vue de la critique cinématographique. Après que le respect sacré du sujet et des images a dabord écarté tout commentaire, le film de Resnais a ensuite nourri le débat cinéphilique sur la «morale de la forme» et léthique de la mise en scène dans une confrontation avec le film de Gillo Pontecorvo, Kapo. Létude sachève sur une comparaison éminemment féconde entre luvre de Resnais et Shoah de Claude Lanzmann.
Remarquable parcours «microhistorique» qui sinterroge sur le rapport entre larchive et la représentation du système concentrationnaire, Nuit et Brouillard Un film dans lhistoire explore avec finesse notre imaginaire collectif des camps nazis. En «déconstruisant» à partir dune étude rigoureuse qui sinscrit en même temps dans un exercice dadmiration le court-métrage dAlain Resnais, lhistorienne relève brillamment le défi, proposé par Walter Benjamin, consistant à «découvrir dans lanalyse du petit moment singulier le cristal de lévénement total». A lheure où les enjeux de lhistoire et de la mémoire sont souvent brouillés, la connaissance de lévolution des regards portés sur le totalitarisme hitlérien et sur ses médiations cinématographiques éclaire, avec une étonnante lucidité, notre rapport à un passé qui, aussi inaccessible soit-il, ne cesse de demeurer contemporain. En ce sens, louvrage de Sylvie Lindeperg peut, lui aussi, être désigné à la fois comme «lieu de mémoire» et «dispositif dalerte».
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 13/04/2007 ) Imprimer
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