| Olivier Forcade La République secrète - Histoire des services spéciaux français de 1918 à 1939 Nouveau monde 2008 / 24 € - 157.2 ffr. / 701 pages ISBN : 978-2-84736-229-9 FORMAT : 14cm x 22,5cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
A lévidence, lhistoire des services spéciaux fait toujours un peu fantasmer : affaire de représentations, de stéréotypes voire de clichés issus du cinéma, de la littérature et, plus généralement, dun imaginaire collectif nourri au complot et au secret dÉtat. Mais la réalité est moins connue : questions darchives (du moins jusquà très récemment) et donc, logiquement, questions de travaux. Et de ce fait, on a parfois limpression que le secret de lÉtat est lui-même demeuré une affaire dÉtat. Aussi la publication de cette République secrète, histoire des services spéciaux français de 1918 à 1939 dOlivier Forcade vient-elle mettre en lumière un pan mal éclairé de lhistoire nationale et internationale, celle de lÉtat au secret autant que du secret dÉtat.
Professeur à luniversité Paris IV, Olivier Forcade publie ici le résultat de plusieurs années de recherche, et laboutissement dune réflexion ancienne, esquissée dans divers colloques et ouvrages de synthèse (Secrets dÉtat, Armand Colin). A tous points de vue, il sagit donc dun travail de référence qui explorant sous un angle particulier lhistoire militaire et celle des relations internationales - permet de croiser ainsi diverses approches dans une réflexion élargie à la construction de lÉtat. Car les problématiques posées par les services de renseignement supposent une réflexion sur linstrument autant que sur son utilisation, une histoire administrative indispensable à lintelligence de la période et de la compréhension du rôle des services dans un entre-deux-guerres complexe.
Louvrage, s'il porte sur la période 1918-1939 (on attend à cet égard la publication des travaux, conjoints, de Sébastien Laurent, les deux chercheurs étant devenus le Janus bifrons de cet objet historique désormais bien identifié), débute très pédagogiquement par une bonne synthèse sur les services de renseignements, de la fin du XIXe siècle (1871 exactement, et la naissance du 2ème bureau) jusquà la Première Guerre mondiale. Lauteur évoque la naissance, au prétexte de la statistique, du renseignement militaire, son organisation progressive et complexe du fait des enjeux de compétence (notamment une mission qui impose la collaboration avec dautres ministères, comme lIntérieur et la Diplomatie), son destin heurté (laffaire Dreyfus est une crise réelle, du fait de lengagement antidreyfusard du service) et, en 1914, sa relative détresse après la crise dreyfusarde. La guerre, et ses enseignements, conclut enfin un chapitre introductif. Un historique précieux qui permet dappréhender les problématiques de la période choisie.
Car 1918-1939, cest évidemment un beau morceau, tant du fait des évènements que du point de vue archivistique : louverture récente des archives de 2ème bureau livre une page importante de laction de lÉtat et de lhistoire de la période, un domaine des Relations Internationales que, faute darchives, on sétait habitué à négliger. Louvrage sorganise suivant les diverses thématiques envisagées : celle des services et de leur histoire tout dabord, puis la question de leur insertion dans la «grande histoire» et dans une «guerre secrète» qui prélude au «grand jeu», et enfin, dans une troisième partie en forme de bilan, les «nouveautés» du moment, à savoir le renseignement économique et la question, plus large, de lexploitation et de ses modalités.
En commençant par les «agents» eux-mêmes, qui émargent à trois administrations parfois rivales (armée, police et diplomatie), quil faut faire coopérer, et cela dans un cadre légal et des structures institutionnelles qui sétablissent peu à peu. Partant de cette base, O. Forcade aborde la question sous divers angles : sociologique (formations et carrières : le renseignement est-il porteur ?), politique (les missions et les grands axes des services français, ou comment le renseignement est-il intégré à la politique intérieure comme aux relations internationales ?), méthodologique enfin (le «cabinet noir» et ses évolutions). La question de la coopération entre services est également traitée, au prisme des fluctuations de la politique extérieure française des années 30 (notamment avec lItalie), pour aboutir, au final, à une confrontation tous azimuts (Allemagne, Italie, URSS), prélude à la débâcle.
Il faut également souligner la dimension impériale envisagée par lauteur, qui sait sortir de la métropole pour questionner les ressources de la «plus grande France» en terme de renseignement, avec le constat dun espace aux destinées propres, tardivement intégré dans le système de renseignement national. Cette histoire très solide et longtemps attendue du renseignement répond déjà à nombre de questions : en décortiquant la machine du renseignement français, lauteur met en lumière des stratégies et des individus, et leur rôle dans les années 20/30. Une relecture utile de la période et le complément indiscutable de la «grande politique», tant intérieure quextérieure. Plus inattendue, la dernière partie de louvrage, qui révèle lampleur de lespionnage économique et limportance de ses enjeux (notamment industriels, pour les industries de défense), un prélude au «renseignement économique» triomphant à la fin du vingtième siècle.
Si lon doit déplorer quelque chose dans cet ouvrage massif et érudit, cest bien la mort des clichés «romantiques» : lespion mis en lumière par O. Forcade nest pas un bellâtre en smoking, mais bien plutôt lhumble serviteur de l'immense machine quest lÉtat. On en ressort avec une vision renouvelée de lentre-deux-guerres et de lÉtat (ou du moins de son action), et limpression quil faut enfin ajouter un nouveau chapitre aux traditionnelles forces profondes des relations internationales. Un objet scientifique enfin identifié.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 16/09/2008 ) Imprimer
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