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Histoire & Sciences sociales -> Histoire Générale |
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Un sentiment à travers les âges | | | Jean Claude Bologne Pudeurs féminines - Voilées, dévoilées, révélées Seuil - L'univers historique 2010 / 22 € - 144.1 ffr. / 391 pages ISBN : 978-2-02-097990-0 FORMAT : 15,4cm x 24cm
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de lInstitut dEtudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), chercheur associé au Laboratoire Cultures et Sociétés en Europe de l'Université de Strasbourg, Christophe Colera est l'auteur, entre autre, aux Éditions du Cygne, de La Nudité, pratiques et significations (2009). Imprimer
Auteur de plusieurs ouvrages sur lhistoire des murs et notamment, en 1986, dune Histoire de la pudeur, qui a inspiré une génération de chercheurs, détudiants et de curieux dans ce domaine, Jean Claude Bologne propose cette année, vingt-cinq ans plus tard, un complément à ce travail. Il justifie ce choix par la nécessité daffiner les concepts et les conclusions de son ancien livre, dintégrer les résultats de la recherche récente, et de mieux étudier le sentiment de pudeur, pas seulement le comportement, en sintéressant plus particulièrement aux femmes.
Sur le plan des concepts, louvrage de 1986 en comprenait déjà beaucoup. Après une étude thématique (la pudeur au lit, au théâtre, etc.), la conclusion attribuait à chaque époque un type de pudeur : pudeur sacrée dans lAntiquité, pudeur religieuse au Moyen Âge, pudeur conventionnelle à la Renaissance, pudeur sociale au XVIIe siècle. Le livre de 2010 fait de même et attribue de nouvelles catégories à chaque époque : pudeur naturelle antique, pudeur théologique médiévale, pudeur naturelle à lépoque classique.
On trouvera dans ce dernier livre des développements nouveaux et très utiles pour éclairer le débat contemporain sur le thème du voile (en remontant à Rome, au Moyen-Âge, dans le monde musulman, juif, chrétien) qui en précisent le statut social et théologique. Beaucoup de subtilités des controverse oubliées sont restituées, qui permettent de mieux comprendre non seulement lépoque considérée, mais aussi celles qui la suivront. Ainsi, lorsque Bologne insiste sur le fait que la nature peccamineuse attachée aux parties génitales dans la chrétienté médiévale est presque entièrement liée à leur propension à désobéir à la conscience, non seulement il instruit le lecteur sur le Moyen-Âge, mais encore il lui permet de comprendre les considérations de Montaigne sur limprévisibilité de lérection masculine, que lon pourrait croire, de prime abord mais à tort, propres aux problématiques de la Renaissance.
Le côté récurrent des thématiques, dun siècle à lautre avec des inflexions liées aux représentations de chaque génération , est bien rendu par lapproche historique sur une longue période : ainsi sur la question de la naturalité de la pudeur ou celle de lappréhension de la pudeur tantôt comme une source dexcitation, tantôt comme un moyen de réprimer le désir. En même temps, il ne sagit jamais dun «éternel retour du même». A mesure que lhumanité tisse (en Europe occidentale) un arrière-plan rationaliste, les interrogations se déplacent pour ainsi dire du divin vers les organes.
On recommandera particulièrement les pages que Bologne consacre au moment (au XIXe siècle) où le problème de la naturalité de la pudeur est mis en perspective avec celui de la fécondité humaine. Lhistorien ne le mentionne pas, mais il y a là une étonnante préfiguration dinterrogations qui ont cours aujourdhui dans le monde anglo-saxon. Évidemment, le risque inhérent à la réduction des problèmes humains à de successions narratives toujours sources de relativisme , serait alors de ne voir dans les débats néodarwiniens contemporains quune répétition dune mode dil y a cent-trente ans. Il faudra se garder de trop suivre cette pente.
Dune manière générale, en ce qui concerne le XIXe siècle, le lecteur trouvera sous la plume de J.C. Bologne un long chapitre très complet et très suggestif qui exploite divers traités de lépoque aussi bien que des analyses récentes (notamment de Marcela Iacub) et offre un panorama très riche des rapports à la nudité dans les divers domaines du droit, des beaux-arts, de la médecine. Pour le siècle suivant, lauteur fournit un dossier intéressant sur les approches de Nietzsche, Freud, Beauvoir, Merleau-Ponty, le darwinisme, le naturisme, le nazisme, et le communisme sexuel (lamour libre). Son travail rend justice aux recherches les plus récentes sur la pudeur contemporaine : aussi bien celles qui voient en elle une forme de «respect» dautrui que signifie le voilement, que celles qui sintéressent au besoin de transgression (d«extimité») dont les médias offrent des illustrations quasi-hebdomadaires. Pour terminer, lhistorien se départit de sa neutralité académique, et confesse un penchant, inspiré de François Jullien, pour la pudeur contre la décence, cest-à-dire pour un sentiment qui laisse place au jeu des regards et ne fige pas les identités et les espaces, un parti pris auquel on peut ne pas adhérer mais qui a le mérite dêtre énoncé
sans fausse pudeur.
Dans chaque remontée du temps quil nous offre, J.C. Bologne prend le soin de revenir aux sources contemporaines de lépoque quil traite, un travail de philologue scrupuleux qui lui fait rechercher la racine des expressions couramment citées, quil sagisse des théories de Freud comme du Coran (dont il a vérifié près dune dizaine déditions en français depuis 1840). Ce goût pour les sources classiques savère fécond pour les derniers siècles car il restitue le point de vue des acteurs dans leur langage même.
Il devient cependant plus aléatoire quand il sagit de temps plus anciens où les ressources textuelles de première main se font rares. Ainsi pour la Grèce, Bologne ne se fonde que sur des textes littéraires de lAntiquité (qui, sur le rapport au corps sont peu nombreux et très souvent partiaux), ce qui le conduit à négliger beaucoup dapports de larchéologie et de liconographie. Par exemple sur le thème du voile, lhistorien aurait beaucoup gagné à exploiter le livre récent de Lloyd Llewellyn-Jones, Aphrodite's tortoise. Cela lui aurait permis dhistoriciser plus précisément les normes de pudeur féminines (loin dêtre constantes dun siècle à lautre chez les Hellènes comme le laisse entendre J.C. Bologne) et aussi de penser plus profondément la connexion Grèce-Proche Orient. Sans doute la lecture de ses collègues aurait également épargné à lhistorien certaines généralisations excessives comme celle que lon trouve page 24 à partir du seul mythe de Candaule : «Lexcès (hybris) nest pas condamnable en soi, mais lorsquil sy livre, dans les festins, à la guerre, le Grec a conscience de renoncer à la civilité (
). Lacte sexuel libère lhybris. Lhomme entend sy adonner totalement, en oubliant la mesure
mais sans témoins».
De même sur Rome, on aurait aimé trouver les travaux de Pierre Cordier (Nudités romaines) ailleurs quen fin douvrage dans la bibliographie. Leur mention dans le corps du livre aurait peut-être permis déclairer, par exemple, le rapport à la nudité des pieds à Rome (très bien traité dans Nudités romaines) que J.C. Bologne semble considérer à tort comme une nouveauté médiévale. Il y a aussi sur Rome quelques approximations regrettables. Ainsi J.C. Bologne écrit (p.88) «Depuis le péché originel est inscrit en chacun dès sa naissance. Aussi les vierges ne montrent jamais une chair qui pourtant na jamais péché. Lorsque Perpétue, martyrisée en 203, voit sa tunique déchirée par le taureau qui la piétine, elle recouvre son corps dun ultime réflexe». Il oublie alors seulement (et pourtant, cest un point central du martyre de cette sainte), que Sainte Perpétue de Carthage nétait pas une vierge, mais une jeune mère qui allaitait encore son bébé (matronaliter nupta), ce qui rend lexemple inapproprié à la phrase quil est censé illustrer.
On peut aussi regretter que, suivant la formation classique mais désormais datée, Bologne fasse plonger les racines de notre histoire chez les Gréco-romains et dans la Bible, en oubliant au passage complètement les Celtes et les Germains (heureusement valorisés par lhistoriographie récente). Cela aurait notamment permis de renvoyer à leurs origines germaniques certaines spécificités du Moyen-Âge français comme lexhibition publique des femmes adultères nues (comme nous le suggérons dans notre propre ouvrage sur la nudité, que J.C. Bologne a lamabilité de citer mais sur dautres sujets).
Plus profondément, à côté de son évocation des récurrences, on perçoit toujours chez Jean Claude Bologne (et cétait déjà le cas dans livre de 1986) un penchant pour le constructivisme. Ainsi quand (p.107) il sattache à démontrer que le Moyen-Âge européen «invente» une pudeur en fonction du regard. Hélas cette hypothèse saccommode mal des remarques faites dans Nudité et pudeur, le mythe du processus de civilisation de Hans Peter Duerr (que lhistorien, pp. 8 et 98, appelle seulement «Peter Duerr», et dont il finit par condamner explicitement la thèse en conclusion de son livre). Lanthropologue allemand repérait en effet un lien de la pudeur et des regards dans toutes les sociétés y compris celles qui vivent «nues». Bologne le relève dailleurs dans son propre chapitre sur le travail des ethnologues du début du XXe siècle, mais nen tire pas de conclusion sur son propos au sujet du Moyen-Âge, un peu comme si cette problématique du regard nexistait justement que dans le «regard» de lethnologue, sans avoir pu animer réellement les interactions sociales dans lAntiquité romaine par exemple. Ce constructivisme radical demeure au fond contradictoire et finalement peu crédible.
On le retrouve encore dans les considérations de fin selon lesquelles la pudeur est toujours restée une pudeur féminine mais pourrait «un jour» cesser dêtre sexuée. Ce pari sur la dé-sexuation de la pudeur savoue comme un déni explicite de la naturalité des sentiments, qui correspond mal à ce que lon sait aujourdhui du rôle des hormones masculines et féminines dans les comportements. Si «la façon dexister du féminin est de se cacher, et ce fait de se cacher est précisément la pudeur», comme disait Lévinas dans Le Temps et lautre, on ne saurait régler par une simple profession de foi la difficile question de savoir si cette caractéristique, très répandue dans lhumanité depuis 200 000 ans, se trouve ou non incorporée dans les gènes de lespèce (ce qui nempêcherait nullement des phénomènes individuels ou collectifs passagers dexhibitionnisme ou dapudeur sans intentionnalité spécifique). Même dans la société actuelle, réputée sensible à des acceptions subtiles et variables du dévoilement de la femme dans le sens de cette «révélation» que Bologne appelle de ses vux, des sondages, comme celui dIfop-Tena lan dernier sur la nudité féminine, montrent que les Françaises sont très éloignées des «tendances» que les théoriciens leur prêtent.
Un apport essentiel des recherches de Bologne en 1986 nous semblait tenir dans cette idée quà chaque époque des réflexes de pudeur viennent «compenser» des assouplissements des normes. Parmi ceux du présent ouvrage, il conviendra sans doute de relever létude minutieuse que lauteur livre du «voile invisible». De même certaines trouvailles conceptuelles comme lidée (p.188) que la pudeur féminine ait pu fonctionner comme un «bracelet électronique» au bras des femmes au Siècle dOr espagnol pourront sans doute être réutilisées par les chercheurs et transposées à dautres contextes.
En somme, ce brillant récapitulatif historique que signe ici J.C. Bologne, constituera sans doute une précieuse «boîte à outils» que beaucoup pourront exploiter avec profit pour des recherches ultérieures, même hors du champ dinvestigation que lhistorien a choisi dans ce livre.
Christophe Colera ( Mis en ligne le 23/11/2010 ) Imprimer
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