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Histoire & Sciences sociales -> Histoire Générale |
| Jean Feixas Histoire de la fessée - De la sévère à la voluptueuse Jean-Claude Gawsewitch Éditeur 2010 / 29.90 € - 195.85 ffr. / 314 pages ISBN : 978-2-350-13236-5 FORMAT : 17,1cm x 23,2cm
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de lInstitut dEtudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autres, aux Éditions du Cygne, de La Nudité, pratiques et significations (2009). Imprimer
Le sujet aurait sa place dans les «techniques du corps» répertoriées par lethnologue Marcel Mauss en 1936, quelque part entre les «techniques de reproduction», les techniques des soins, de l«anormal» (suivant le vocabulaire maussien aujourdhui heureusement dépassé), et les techniques du châtiment (oubliées par Mauss mais explorées par Foucault). Pourtant le terrain était jusquici relativement déserté par la sociologie du corps. Cest donc un ancien commissaire de police qui sessaie à lexplorer, Jean Feixas, bon connaisseur des milieux de la prostitution et qui sest déjà courageusement attelé à lécriture dautres ouvrages sur lhistoire des fonctions humaines localisées «sous la ceinture».
J. Feixas nous convie dans ce livre à un voyage très étrange, un voyage dans un monde bizarre où les êtres humains fessent beaucoup. Les hommes fessent les hommes et les femmes, les femmes fessent dautres femmes, plus rarement des hommes, et tous bien sûr fessent abondamment les enfants. Ce monde, cest lEurope, du Moyen Age aux années 1960 (ce «long Moyen Age» dont parle Le Goff). Feixas en visite les divers aspects, de la punition de lenfance à celle des couvents en passant bien sûr par les plaisirs érotiques, tout cela souvent entremêlé, et même la fessée prônée par les médecins ce qui est peut-être le versant le moins connu de cette affaire.
Si louvrage de Feixas mérite un reproche, cest peut-être celui de navoir suffisamment souligné létrangeté de cette pratique, ce qui lempêche daccéder à une véritable compréhension anthropologique du phénomène. «Un examen impartial de la nature humaine nous apprend que frapper est aussi naturel à lhomme que mordre lest aux animaux carnassiers et donner des coups de tête aux bêtes à cornes ; lhomme est à proprement parler un animal frappeur», notait Schopenhauer dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Mais pourquoi lhomme fesse-t-il ? Pourquoi la partie rebondie et charnue au bas du dos fut-elle le siège de lhumiliation autant que des plaisirs érotiques (les deux étant toujours très liés) ? Un détour par les sciences naturelles eût peut-être aidé à comprendre ce mystère.
Et pourquoi tellement durant cette période ? On pressent quune certaine haine de la chair, qui nest dailleurs pas propre au christianisme, est à luvre dans se geste (même quand le geste se veut matérialiste comme chez Sade). Une haine et une volonté den rire qui passent par le postérieur, et linfantilisation des gens. Du fait quon fesse beaucoup les enfants, déculotter une dame ou un délinquant, cest les renvoyer à ce que leur père aurait dû leur infliger (il y a aussi dans ce livre de très belles pages sur la fessée symbolique au sein du couple, qui rappellent encore combien la femme jusquà très récemment nétait quune enfant dans les mains de son mari ou de toute autorité masculine).
Mépris du corps, jeu avec une enfance jamais réellement respectée, voire pire quand la fessée nest quun des aspects dune cruelle flagellation qui frappe le derrière, touche aussi le dos et les jambes, ou donne des coups de bâtons sur lensemble du corps.
Aux yeux de notre époque, la fessée traditionnelle si répandue dans toutes les sphères de la vie sociale est une incongruité. Mais dans le miroir du passé, cest notre époque qui est étrange, avec sa croisade anti-maltraitance née en Scandinavie dans la seconde moitié du XXe siècle, qui sanctifie lintégrité physique individuelle et confine la fessée dans lunivers kitsch et ultra-normé du sado-masochisme quand ce nest pas la dérisoire fessée du film X («Une levrette sans fessée cest comme une raclette sans fromage», est le nom dun groupe sur Facebook que Jean Feixas aurait pu tout aussi bien évoquer au registre de cet «abaissement» de lart du châtiment érotique).
Après la lecture de louvrage, on reste sur sa faim, avec beaucoup de questions sur les bras. Pourquoi la fessée plutôt que rien ? Pourquoi une telle obsession de la fessée des enfants en Grande-Bretagne («léducation anglaise») plutôt que dans le reste de lEurope ? Est-il légitime de faire quelques détours par lAntiquité gréco-romaine ou par la Chine comme le fait Feixas ? La fessée y est-elle la même ? Est-ce de la même construction symbolique du corps que lon parle quand on évoque ces cultures que celle de lOccident chrétien et post-chrétien ?
A défaut de pouvoir chercher les réponses dans ce livre, qui ne prétend nullement à lexhaustivité dun travail universitaire, on saluera lérudition mobilisée par lauteur qui puise aussi bien aux petites annonces du journal Libération des années 1990 que dans les rapports de policiers du XVIIIe siècle. Les anecdotes nombreuses sont évoquées dans un style élégant, très divertissant pour le lecteur, et accompagnées dune très belle iconographie (dont beaucoup de photos de la collection personnelle de lauteur) qui aide à se transporter dans limaginaire des siècles passés. Voilà un ouvrage de qualité qui pourra sans doute féconder des recherches ultérieures sur son sujet.
Christophe Colera ( Mis en ligne le 07/12/2010 ) Imprimer | | |
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