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Histoire & Sciences sociales -> Histoire Générale |
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Un commun éloge du déraisonnable | | | Catherine Pinguet La Folle sagesse Cerf - Patrimoines Islam 2006 / 19 € - 124.45 ffr. / 128 pages ISBN : 2-204-07801-8 FORMAT : 14,5cm x 23,5cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
En Occident, le christianisme sest constitué comme une religion centralisée qui sest développée à partir dune structure pyramidale à la tête de laquelle siège le pape ou évêque de Rome. Cette centralisation de lautorité s'est accompagnée de lélaboration dun discours religieux dogmatique, de la constitution dune ortho-doxie (opinion droite, en grec) devant simposer à tous sous peine de condamnation pour hérésie, et dune théo-logie conçue comme science spéculative et rationnelle de Dieu de Saint Augustin à Saint Thomas dAquin. Mais en Orient, terre dorigine du christianisme, ce dernier sest progressivement distingué par labsence dautorité unifiée, une étroite relation avec lEtat et une tradition à la fois liturgique et mystique. Cette dualité du christianisme rend compte des tensions internes qui ont conduit au schisme de 1054 et qui perdurent encore aujourdhui. Ainsi, aux yeux de la curie romaine, les expériences religieuses orientales qui débordent la connaissance de Dieu fondée sur la raison et les pratiques «hétérodoxes» qui excèdent les cadres du cheminement spirituel canonique, sont souvent passées pour des extravagances, des marques dorgueil ou même des symptômes de troubles mentaux.
Dans son court et brillant essai La Folle sagesse, Catherine Pinguet se propose de rendre justice à la pensée mystique venue dOrient en donnant la parole à ces «fous pour le Christ» qui contrefaisaient la folie et aux stylites qui, perchés sur leurs colonnes, exposaient leurs corps mortifiés. Ce mysticisme oriental ne sest pas limité au christianisme : lIslam a également connu ses «ravis de Dieu» et ses religieux qui, en marge du soufisme, nont pas hésité à transgresser le dogme et la Loi pour vivre leur immersion extatique en Dieu. Cest pourquoi létude traite dun ensemble dexpériences religieuses et poétiques aussi bien musulmanes que chrétiennes qui ont en commun leur émergence en Orient et leur arrachement à une foi «trop raisonnable».
La première partie «Folles sagesses vécues en terre dOrient» expose en deux chapitres les manifestations de la folle sagesse au cur du christianisme et de lIslam en Orient. La folle sagesse des chrétiens trouve sa source dans la «moria» paulinienne qui désigne la folie de la crucifixion : «Le langage de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui sont en train dêtre sauvés, pour nous, il est puissance de Dieu», écrit Paul (1 Co 4, 10). Il sagit dopposer la docte sagesse du monde et le scandale de lévénement christique. Dès le IVe siècle, la figure du «salos», du saint qui simule la folie pour lamour du Christ, se manifeste dans le milieu cénobitique égyptien. Quête de sanctification personnelle ou ascèse tournée vers lamour du prochain (au VIe siècle, Syméon dEmèse, en Syrie ; labbé Ammon ; Sérapion le Sindonite), cette attitude relève dune spiritualité anticonformiste, voire marginale, tendant à labaissement total, et dun apostolat perçu comme déraisonnable.
Parallèlement à la folie de Dieu, lOrient connut une forme singulière dascétisme : celle dhommes qui élirent domicile au sommet dune colonne le stylisme (en grec colonne se dit stylos). Ces stylites, à la fois morts à la vie dici-bas et au cur de celle-ci, vénérés par la foule, avaient foi dans la valeur de lélévation spirituelle et dirigeaient les consciences des pèlerins. Le moine syrien Siméon, au Ve siècle, initia cette mortification à ciel ouvert, bientôt suivi de Daniel, Siméon le Jeune, et de bien dautres. Si ces fous de Dieu et ces anachorètes ont connu une postérité rayonnante en Russie (les yourodivyé), Catherine Pinguet met en évidence les réticences et les résistances que lOccident leur a opposées. Malgré lessor, au XIe siècle, de lidéal érémitique, et la sainte folie des Franciscains au XIIIe siècle, lautorité pontificale se tint à distance à la fois de la volonté de dénuement total et de la folle sagesse. Le christianisme occidental «ne vit pas naître une théologie de la folie du Christ et de la Croix» (p.36). Et la vogue que connaît le thème de la folie à la Renaissance ne doit pas faire illusion : La Nef des fous de Sébastien Brant, lEloge de la folie dErasme ou luvre de Rabelais indiquent comment lhumanisme, en discourant sur la folie, cherche à «la tenir à distance» (p.34), à «occulter sa dimension tragique et irrationnelle» (Idem).
LOrient a également vu sépanouir des folies divines musulmanes. Lauteur, à lencontre dune longue tradition qui insiste sur les conflits entre le christianisme et lIslam naissant, entend révéler les échanges, les «gestes conciliateurs qui ponctuèrent ces siècles au cours desquels chrétiens et musulmans vivaient étroitement mêlés» (p.45). Le fou damour ou «madjnun», personnage du Persan Nizami qui écrit au XIIe siècle, est une création poétique qui ne tarda pas, à travers la mutation de la folie amoureuse en folie divine, à signifier lâme en quête du désir parfait, lamant mystique. Les ravis de Dieu ou «meczubs» désignent les mystiques qui contrairement aux disciples soufis, accèdent à Dieu sans initiation et par-delà les institutions parce quils sont ceux «que le Dieu de vérité Très Haut a attirés à lui» (p.52). Le meczub vit au milieu de la foule sans la guider et, à limage des fous pour le Christ, est repérable à ses «extravagances». Au IXe siècle, la mystique musulmane voit naître le mouvement appelé «la Voie du blâme» (p.54) dont les adeptes ont une règle de conduite aux antipodes des comportements des «ravis de Dieu» : lincognito est leur principale devise qui suppose de tenir cachée leur condition spirituelle. Le cheminement de ces hommes du blâme ou melamis, opposé à la «Voie du soufisme», se caractérise par la recherche de la «mauvaise réputation», à la limite de lexposition à des sanctions : le secret et la désapprobation garantissent leur accomplissement spirituel. Enfin, les derviches hétérodoxes ou «qalandars» témoignent dune forme de folle sagesse marquée par la marginalité, lerrance et «lagissement hors des normes en vigueur» (p.59) ce qui attirait sur eux la réprobation de lélite.
La deuxième section «Paroles extatiques» suivi de «La poésie comme espace de liberté» regroupe deux chapitres consacrés à la poésie mystique qui puise ses sources dans la folle sagesse. Catherine Pinguet présente dabord la «riche littérature» (p.67) produite par le soufisme qui, à rebours de lorthodoxie, conçoit comme possible et dicible lunion intime avec Dieu. Cette exposition est dautant plus passionnante quelle rend accessibles des textes magnifiques souvent méconnus et traversés par une parole indissociablement mystique et poétique. Refusant lantinomie entre raison et folie, cette littérature est constituée de «paradoxes inspirés» (p.68). Parmi les poètes derviches dAnatolie, "Yunus Emre [mort en 1329], le précurseur" (p.78) et surtout Kaygusuz Abdal [XIVe XVe siècle], «le sans souci» (p.84) font lobjet danalyses rigoureuses qui dévoilent la beauté éblouissante de leurs uvres, pourtant destinées à nourrir de leur antidogmatisme et de leur délire supérieur la sagesse populaire.
Cet anti-élitisme de la poésie mystique en terre dIslam constitue pour lessayiste un point de rencontre essentiel entre ces auteurs musulmans et les poètes médiévaux du «non-sens» (p.101). LOccident a connu, à côté de la tradition savante, une culture populaire : la littérature des exempla et le genre fatrasique apparu au XIIIe siècle et renvoyant à des pièces de vers caractérisées par leur illogisme parfaitement maîtrisé. Or, libérée de sa fonction expressive immédiate et fondée sur lautonomie des mots, cette fatrasie «ressemble singulièrement au tekerleme et aux poèmes de Yunus Emre et de Kaygusuz Abdal» (p.103). Et de façon très originale, Catherine Pinguet se propose de déterminer la nature de la proximité entre la postérité de ces uvres fatrasiques, à savoir la poésie surréaliste du XXe siècle, et les uvres des derviches hétérodoxes dAnatolie. De cette façon, elle établit, par-delà lespace et le temps, un rapprochement très suggestif entre des créations poétiques animées de la puissance du non-sens.
La Folle sagesse est un essai à la fois personnel et rigoureux qui, outre le fait de révéler des uvres aussi admirables quignorées, a un immense mérite : à lheure où nombre douvrages sévertuent à exacerber les antagonismes entre chrétiens et musulmans, il révèle que le clivage pertinent nest pas celui qui a trait aux spiritualités du christianisme et de lIslam, mais plutôt celui qui traverse lOccident chrétien et lOrient islamo-chrétien. Tenue pour suspecte par lEglise occidentale, limaginatio vera qui nourrit la folle sagesse dépasse les confessions religieuses au point que les voies spirituelles et poétiques des chrétiens et des musulmans dOrient se rejoignent dans un commun éloge du déraisonnable.
En ce sens, cette étude constitue une invitation, pour nous, Occidentaux rivés à la raison devenue instrumentale, à accueillir le souffle mystique dun délire qui, au-delà de toute connaissance et de toute foi, sapparente à une folie damour.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 21/03/2006 ) Imprimer | | |
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