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Un Himmler rouge ?
Jean-Jacques Marie   Beria - Le bourreau politique de Staline
Tallandier - Biographie 2013 /  25.90 € - 169.65 ffr. / 510 pages
ISBN : 979-10-210-0294-4
FORMAT : 14,5 cm × 21,5 cm

L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris.
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Lavrenti Beria, c’est l’âme damnée de Staline, maître du NKVD et principal pourvoyeur du goulag, le cousin soviétique d’Himmler (dixit Staline), avec une touche supplémentaire de cruauté… C’est du moins ainsi que les juges soviétiques le présentent, lors de son procès en 1953. Dans la déstalinisation, il faut un coupable authentique, un monstre qui permettrait d’alléger les responsabilités des hiérarques (à commencer par Khrouchtchev) : ce sera le rôle confié à Beria, auquel on prête dans la foulée une sexualité violente et convulsive, un goût manifeste pour la torture, ainsi qu’une inculture abyssale.

Partant des minutes du procès de 1953, Jean-Jacques Marie, spécialiste de l’histoire de l’union soviétique et biographe prolixe (Staline, Lénine, Trotsky, etc.), entreprend de revisiter le mythe Beria, pour distinguer la réalité du personnage, au-delà des outrances comme des apologies. Car l’homme est ambigu : instrument sans âme de la terreur stalinienne, il fut aussi, avant sa chute, le partisan d’une politique de réforme singulière… La figure du «monstre» ne permet pas de saisir toute la complexité d’un individu, ni la dynamique de sa carrière : il revenait à l’historien de traquer l’ogre Béria et de lui redonner figure humaine.

Et d’emblée, l’auteur montre combien l’historiographie, même récente, s’est parfois laissée piéger par cette réputation terrifiante, reprenant sans les vérifier des anecdotes. Car on lui attribuerait bien tous les crimes de la période, depuis la mort de Kirov (1934) jusqu’à celle de Staline (1953). Certes le personnage est indéniablement inquiétant, et son passé, à Bakou, comporte maintes zones sombres (notamment durant la guerre civile), mais l’historien ne saurait se contenter des rumeurs, même s'il doit s’y affronter. La rumeur, Beria la pratique depuis longtemps : son engagement communiste de jeunesse est trouble et son ascension, jusqu’à la tête du NKVD en 1938, en passant sur le corps de Iejov, son prédécesseur, lui sert également à dissimuler quelques écarts, personnels et familiaux (un neveu dans la Waffen SS !). Mais l’homme présente bien et sait séduire Staline, jusqu’à devenir un proche conseiller et une digne incarnation du totalitarisme soviétique.

Dans la cour du tsar rouge, Beria figure en effet un poisson habile et redoutable, qui façonne bientôt le NKVD à son image pour en faire un instrument à sa main. A la tête de l’appareil de sécurité (police politique et camps) de 1938 à 1953, il est d’autant plus dangereux qu’il a parfaitement intégré la paranoïa du dictateur et du régime, et qu’il en assume tous les excès. Il jouit pourtant, à son arrivée, d’une réputation d’homme raisonnable (il fait même libérer quelques milliers de détenus)… mais il dissimule par ailleurs un sadisme certain et une conscience claire de la nature criminelle du régime communiste, dont il est un serviteur zélé : s’il faut inventer des complots pour justifier une purge, et fournir au goulag la masse de travailleurs qu’il réclame, Beria est l’homme de la situation, et se vante même de faire avouer, en 24 heures, n’importe quoi à n’importe qui. Plus subtil est le jeu, trouble, de ses relations avec Staline : J-J. Marie analyse notamment les ressorts psychologiques de cette relation, autour de la commune origine géorgienne autant que d’un commun cynisme et d’une peur constante de l’autre.

Il ne s’agit donc pas de juger Béria, mais tout de même d’instruire son procès : l’auteur déroule la liste de ses «hauts faits», éclairant au passage le fonctionnement des purges, les méthodes du NKVD et le rôle des entourages dans la mécanique – terrifiante – de la décision. Dans un monde qui n’est jamais étouffé par le scrupule, chaque nomination à la tête du NKVD entraîne une épuration et un spoil system meurtrier ; après Iagoda et Iejov, Beria s’empare de l’outil, y installe ses hommes et pratique, à l’échelle du commissariat à la sécurité de l’Etat, ce que Staline fait au niveau de l’URSS. Il révèle par ailleurs un talent d’organisateur au moment de l’invasion allemande, en déplaçant le patrimoine industriel soviétique à l’Est, en déportant, dès 1943, les «peuples traîtres» dont le seul crime fut d’être envahis par les Allemands, et encore en patronnant, avec l’appui essentiel du renseignement et la logistique du système concentrationnaire, la mise au point de la bombe soviétique.

Un administrateur et un courtisan zélé donc, qui use de tous les instruments qu’offre le régime totalitaire soviétique. Mais c’est surtout le Béria des années cinquante qui fascine, un homme qui a pris (depuis longtemps) conscience de la fragilité de sa situation, alors même qu’il est au sommet, ou presque, de la hiérarchie. Beria ou l’art de survivre face à la déraison stalinienne. Le Béria des dernières années de Staline est de fait un conseiller traqué, qui fuit sa peur dans l’alcoolisme, tandis que Staline joue à monter contre lui (et sa génération) d’improbables complots (les Mingréliens, les blouses blanches) : en 1953, à la mort du dictateur, Béria contemple sans doute avec soulagement le cadavre du maître, après avoir, discrètement, contribué à pousser Staline, frappé par une crise cardiaque, dans la tombe… Mais la non-assistance à dictateur en danger relève-t-elle du crime ?...

Comme tous les ouvrages de J.-J. Marie, celui-ci se laisse lire avec plaisir, le style sobre allégeant l’érudition importante. On a certes parfois l’impression que l’auteur accumule anecdotes et citations, au dépens de la démonstration, mais cela donne à la biographie, et au personnage, une densité vraie. On peut également s’étonner des mouvements d’humeur, des piques, ou d’une pointe d’ironie : licence de l’auteur, indignation du militant, qui ne nuit pas au texte et qui anticipe souvent le même agacement chez le lecteur devant une mauvais foi, un crime ou une rouerie d’envergure. Le ton reste professionnel, académique tout en sachant donner de la chair au sujet, ce qui est le propre d’une belle biographie.

Un mauvais homme, mais un bon livre en somme…


Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 12/11/2013 )
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