| Julien Ries L'Homme et le sacré Cerf - Patrimoines - Histoire des religions 2009 / 48 € - 314.4 ffr. / 529 pages ISBN : 978-2-204-08639-4 FORMAT : 14,5cm x 23,5cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Est-ce leffet dun appauvrissement intellectuel, ou bien dune sécularisation lexicale chez nos contemporains ? Le terme «sacré» est aujourdhui parmi les plus galvaudés : dans nos sociétés déchristianisées, le sacré peut tout à la fois désigner une chose remarquable (certes), amusante ou intéressante
comme un objet, une thèse digne de révérence. Bref, un spectre lexical élargi, mais auquel échappe lessentiel, à savoir le sacré perçu comme le lien, le pont entre un monde visible et un monde invisible, ce qui fait lessence même de lhumain, le concept de transcendance. Cest à ce pont entre deux mondes, et à ce quil génère dans les sociétés, les mentalités et les cultures humaines que Julien Ries consacre un ouvrage fort, comme le couronnement de longues années détudes et de recherche.
Professeur en histoire des religions à luniversité de Louvain-la-Neuve, Julien Ries a derrière lui une uvre importante, organisée autour dun concept fondateur, celui de lhomo religiosus, cest à dire lêtre humain sensible à lexpérience du sacré, lintégrant dans son existence, comme une figure fondatrice. Bref, le passage de la seule intelligence mécanique à la perception de limmatériel, du transcendant qui donne un sens. Une thèse ambitieuse, séduisante, qui se rattache en partie à lanthropologie structurale et suppose une réflexion tous azimuts de manière à étayer perpétuellement la théorie au crible de limmensité des croyances humaines. Avec LHomme et le sacré, ouvrage de synthèse dans la lignée de Les Religions, leurs origines (1993), J. Ries propose une réflexion à la fois ambitieuse et synthétique, centrée non plus sur lhomo religiosus lui-même, mais plutôt sur la conception du sacré, cest-à-dire ce qui le caractérise et le transforme.
Dans la lignée dun Mircea Eliade qui fait lobjet dun chapitre III en forme dhommage critique -, Julien Ries parcourt les diverses expressions, dans le temps et dans lespace, du sacré, défini comme un moment structurant de la conscience, censé donner une signification au monde. Une odyssée qui débute dans une première partie - avec lart pariétal et ses interrogations pour aboutir aux religions classiques, en passant par quelques grandes civilisations (Sumer, Babylone, Rome, la Grèce
). Organisée autour de courts chapitres, allant demblée à lessentiel, cette première partie passe en revue lapparition des principales religions antiques et modernes et pour ce que lon en sait la manière dont elles déclinent le concept de sacré (langue, rituels, croyances et mythes fondateurs
). Alimentée par de vastes lectures (mais on ne croule pourtant pas sous les références bibliographiques), cette réflexion, entre histoire et anthropologie, sattache en particulier aux rapports qui se tissent entre les mots, les mentalités et les rituels, comme expression en perpétuelle évolution dun sentiment évolutif.
Une première partie en forme de mise au point, qui ouvre sur une réflexion plus épistémologique, en seconde partie, consacrée aux grands auteurs et à leurs théories, présentées, éclairées et débattues, dEmile Durkheim à Mircea Eliade, comme une généalogie intellectuelle parcourue très pédagogiquement par lauteur. Passé du domaine de la sociologie à la théologie critique (la mort de Dieu
), le sacré éclaire, en arrière plan, lévolution des «sciences humaines». Une partie importante donc, qui permet de situer cette réflexion dans un courant intellectuel séculaire, dautant plus fertile quil touche de nombreux objets compris sous langle du sacré, aboutissant logiquement à un exercice de (re)définition de lanthropologie religieuse comme «science du sacré» et à lhistoire conjointe de lhomo religiosus et de lhomo symbolicus, comme seul terrain légitime à lexpérience du sacré. Cette réflexion, étendue aux lieux du sacré, permet à lauteur de déboucher, dans une troisième partie - qui se veut une «mise en application» de ces prolégomènes sur lanthropologie religieuse sur diverses formes du sacré dans lhistoire, dans lespace et dans les objets.
Bien logiquement, et en référence à un G. Dumézil qui y a consacré nombre douvrages, cest à lhéritage indo-européen, décliné dans diverses sociétés (des Hindous aux Baltes) que J. Ries consacre le premier chapitre de cette troisième partie en forme de catalogue (on nest dailleurs parfois plus proche de Frazer et du Rameau dor, que de Dumézil). LEgypte antique, lIslam contemporain, et, plus largement lappréhension du divin par la parole, le rituel, lespace (parcouru ou interdit) sont autant de problématiques proposées, au cours des divers chapitres. On sachemine au final vers une pensée forte, qui replace le sacré dans notre actualité (P. Ricoeur, Y. Congar), un sacré non pas sous forme de vestige ou de ruine pittoresque, mais bien comme lexpression même de lidentité humaine, ce qui le désigne et le distingue.
Au final, voilà un ouvrage réfléchi
Lauteur, dans une démarche salutaire, prend le temps de définir calmement, historiographiquement et scientifiquement son approche lanthropologie religieuse avant de sy livrer. Aussi louvrage est-il précieux, tant pour les spécialistes, qui apprécieront le déroulement de la démonstration et la réflexion sur des «cas», quau profane, sensible à un bel exercice de synthèse et dexplication. Traçant, par-delà les âges et les civilisations, un fil rouge qui relie le sacré à lhumain, Julien Ries dresse en creux un portrait magistral de lhomo religiosus, en quête de signe et de sens.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 21/07/2009 ) Imprimer | | |