| Otto Dov Kulka Paysages de la Métropole de la Mort Albin Michel - Les Grandes Traductions 2013 / 16.50 € - 108.08 ffr. / 203 pages ISBN : 978-2-226-24520-5 FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm
Pierre-Emmanuel Dauzat (Traducteur) Imprimer
Parmi les récents témoignages danciens déportés dans les camps nazis, celui-ci a pour particularité de provenir dun professeur en histoire juive contemporaine, internationalement connu pour ses travaux, qui jusquici avait tu sa propre histoire. À près de quatre-vingt ans, il accepte de publier ses réflexions et des fragments de souvenirs de sa «Métropole de la Mort» entre Therensienstadt et Auschwitz, à travers le prisme de leur élaboration psychique. Retour du «refoulé», hasardent certains critiques de louvrage ? En partie peut-être, comme toute uvre humaine, mais on peut y voir surtout un émouvant dialogue avec le lecteur enfin rendu possible après une période de séparation nécessaire entre sphères publique et privée pour mener à bien enseignement et recherche dans un champ aussi sensible. Les historiens Ian Kershaw et Saül Friedlander recommandent chaleureusement louvrage. À juste titre. Psychologues, psychanalystes et amateurs de beaux textes littéraires ne peuvent que sassocier à leur démarche.
Cest à loccasion dune Conférence scientifique en Pologne en 1978, bien avant que le tourisme mémoriel de masse ne déverse sur la «Rampe» son lot quotidien de nouveaux convois, quOtto Dov Kulka revient pour la première fois, seul, par une journée dété pluvieuse sur les lieux de sa déportation, quittés un certain 18 janvier 1945. Parmi la forêt de piliers de béton, ce quil voit, comme «à distance», est un paysage étonnement vide et silencieux, «gros de désolation», dune «fulgurante désolation (
), un paysage cimetière, lenterrement dAuschwitz», saisissante équation vie = mort, à travers lusage de loxymore et un mode de pensée tenu de concilier le oui et le non, le plein et le vide, le tout et son contraire, au risque de sa distorsion.
Dès lors, pendant dix ans, lhistorien note et enregistre ce qui lui vient à lesprit, principalement dans sa langue adoptive, lhébreu, sans sélection, un peu comme sil obéissait à la règle analytique, mais, comme il le dit lui-même, il sagit d«un monologue» : bribes de phrases écrites ou entendues, rêves et cauchemars récurrents, silences, poèmes, fragments de partitions de musique, lOde à la Joie chanté à deux pas des fours crématoires
des photos, des dessins
impressions de couleurs, contrastes entre le bleu du ciel et les variations du sombre
beaucoup de messages issus du monde sensoriel, et des personnes admirables comme Freddy Hirsch, qui ont tout donné delles-mêmes, vie comprise, afin de ménager aux enfants un coin de bonheur, fut-il momentané ou dérisoire.
Paysages de la Métropole de la Mort résulte de ces notes intimes, de ces «petits morceaux de passé», aurait dit Georges Perec (Je me souviens), conjugués au présent de lhomme vieillissant qui effectue un grand voyage, cette fois au pays de la mémoire. Même si par moment il en explore les recoins, Otto Dov Kulka ne tente pas de recoller les pièces manquantes à des fins de cohérence historique ou chronologique : en laissant sur un mode purement associatif affleurer les impressions, les images et de nouvelles constructions de la pensée, il recouvre le réel dun manteau symbolique et module sa survenue à travers de belles figures de style : «Mais les taches sombres, apparut-il bientôt, cétaient des gouttes de mort sur la neige blanche, enroulant tous ceux qui passaient à côté dans quelque chaine obscure, qui ne cessait de sétendre et de rattraper les fleuves humains sinuant lentement. Très vite, il devint clair à mes yeux que chaque tache noire était un prisonnier qui avait été abattu et déposé sur le bord de la route (
)» (p.68).
Il revient à lexcellence de la traduction de restituer les oscillations aussi subtiles entre métaphores et métonymies qui jalonnent Paysages de la Métropole de la Mort. Sans doute est-ce le compromis vital on pense à Jorge Semprun, à Elie Wiesel et bien dautres qui ont su mettre en paroles lindicible , adopté par le biais de lécriture pour réhabiter ou réhabiliter la part despace interne confrontée à ce quOtto Dov Kulka nomme «La Grande Mort», par opposition à «la petite mort», celle toute ordinaire qui un jour ou lautre clôt le cycle du vivant, et quenfant par jeu il défiait, au coin «dun feu calme et constant» des cheminées dAuschwitz.
Otto Dov Kulka, aujourdhui professeur émérite à luniversité hébraïque de Jérusalem et membre du comité exécutif de Yad Vashem, est, à linstar de F. Kafka quil cite à plusieurs reprises, dorigine praguoise germanophone. Ses ouvrages et articles sont rédigés en hébreu, en anglais et en allemand. Il possède parfaitement le tchèque et le polonais. À lâge de 9 ans, il a été déporté avec sa mère au camp de Therensienstadt, puis en septembre 1943 à Auschwitz où il a retrouvé son père Erich Kulka, journaliste et écrivain, interné pour raisons politiques. Il aura survécu à la liquidation du «camp familial», paradoxalement grâce à une maladie grave, la typhoïde, et connu les Marches de la mort lors de lévacuation dAuschwitz vers les camps allemands.
Monika Boekholt ( Mis en ligne le 05/02/2013 ) Imprimer
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