|
Essais & documents -> People / Spectacles |
| Alex Ross The Rest is Noise - À l’écoute du XXe siècle Actes Sud 2010 / 32 € - 209.6 ffr. / 32767 pages ISBN : 978-2-742791-163 FORMAT : 14,2 x 20,6 cm Imprimer
Qui aurait cru, en 1950, que Pierre Boulez graverait en 2010 le Pulcinella néobaroque de Stravinsky, dont il vomissait le tour de main ? Cest le signe que les querelles du siècle sont désormais vidées, et que les parjures dhier sont le panache daujourdhui car notre Vercingétorix na pas déposé les armes, il fleurit des tombes. Le temps opère de ces pirouettes.
Tel loiseau de Minerve, qui ne prend son envol quà minuit, Alex Ross a donc eu la sagesse dattendre 2007 date de publication de cette somme très digeste aux États-Unis, où le prix Pulitzer la effleuré pour embrasser «la modernité en musique» et dresser du XXe siècle une carte sans zones vierges. Tel un baron Haussmann, il cède à la tentation de percer des perspectives et abattre des îlots insalubres naccordant ainsi que quelques mots à Scriabine et aucun aux ondes Martenot, bonnes pour la brocante.
Cela ne va pas sans bousculer quelques statues au passage. Mahler cultive avec son temps «une incompatibilité relevant pour une bonne part de la coquetterie», travers qui se muera en doctrine chez les croisés du sérialisme. Debussy est rappelé aux «fumeuses frondaisons spirituelles» de la Rose-Croix et son inspiration aux gammes balinaises. Edgar Varèse et Carl Ruggles se distinguent par lantisémitisme. Après-guerre, Boulez sadonne avec fureur à «une forme dérotisme cérébral», mais lhyperdéterminisme de son art semble produire les mêmes effets que les coups de dés de John Cage.
Quant à Schönberg, dont sont audacieusement raillées les tendances autoritaires et xénophobes, il échappe de peu au factum façon Onfray, lautre Viennois ayant introduit en musique lidée hégélienne dun progrès perpétuel, savisant un peu tard de recommander à ses étudiants stupéfaits linfinité de chefs-duvre en ut nayant pas vu le jour par sa faute. «Or latonalité nétait pas le résultat dun processus historique irréversible ; elle procédait plutôt du saut dans linconnu dun homme seul, quune certaine forme de désespoir avait rendu inconscient du danger.» Ses écoliers firent école, mais combien obéirent jusquà leur perte à ce flûtiste de Hamelin, revenu au bercail avec son Ode à Napoléon Bonaparte
Ce quillustre parfaitement Alex Ross, cest lhéroïsme de ceux qui ne le suivirent pas, ne se mirent pas non plus à latelier de Stravinsky, mais prirent le risque de se garder de querelles et de modes vouées à la désuétude. Sur Sibelius, Britten et autres Chostakovitch ont plu les soupçons infamants de lâcheté, dimpuissance ou de bâtardise, mais leur uvre reflétait plus que dautres les enjeux historiques du siècle.
Alex Ross cesse en outre de sacrifier au culte du Sacre du printemps (1913), au subtil raffut duquel il refuse dattribuer la fausse-couche du XXe siècle, préférant dater sa naissance de la création de lorageuse Salomé (1906), à laquelle la présence hypothétique du jeune Adolf Hitler court au long de ce livre comme un leitmotiv. Peu dhistoires de la musique ont par ailleurs si bien montré la wagnérisation du nazisme, au lieu du phénomène inverse de récupération, ni décrit lombre portée de lhitlérisme et du stalinisme sur lart daprès-guerre, comme sils avaient contaminé les formes habituelles de la musique et discrédité la notion duvre elle-même.
Puisquil est impossible de résumer les richesses de ce récit aussi savant que vivant, ponctué danalyses, mais aussi danecdotes et de portraits, nen soulignons que deux aspects remarquables : la place accordée aux compositeurs américains, dont on ne se plaindra pas quand les géants que sont Charles Ives, Aaron Copland ou Samuel Barber sont ignorés de lédition française ; les pages enthousiasmantes consacrées aux «hommes invisibles», ces musiciens classiques qui embrassèrent le jazz parce quils étaient noirs : Will Marion Cook, Scott Joplin, Duke Ellington, ici envisagés comme ils lont rarement été au sein dune histoire dont ils ont contribué à faire tomber les cloisons étanches. Elles ont aujourdhui toutes cédé, comme celles du Titanic qui coula en musique.
Cest à ce beau naufrage que nous convie ce gros livre. Par les passerelles, Schönberg finit par rejoindre Hollywood, Sibelius le Love Supreme de John Coltrane, Stockhausen le free jazz, Feldman les Beatles, Steve Reich les Talking Heads. Et le classique rejoint en canot la culture de masse où, loin davoir disparu, il sembarque pour de nouvelles aventures, par exemple à bord de lAchille Lauro ou du Spirit of 76, vaisseaux devenus décors dopéra (Nixon in China, The Death of Klinghoffer) et triomphes universels sous la plume dun John Adams
Olivier Philipponnat ( Mis en ligne le 16/07/2010 ) Imprimer | | |
|
|
|
|