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Philosophie |
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Jung en quête de soi et de sens | | | Michel Cazenave Jung, l’expérience intérieure - Pensée jungienne et travail d’une vie Dervy - La Quête du soi 2013 / 19 € - 124.45 ffr. / 209 pages ISBN : 979-10-242-0008-8 FORMAT : 13,9 cm × 22,0 cm Imprimer
Ce livre a dabord été édité en 1997 aux éditions du Rocher. Les éditions Dervy, nées en 1946, ont décidé en 2013 doffrir au public cultivé, intéressé par luvre de Carl Gustav Jung, la possibilité de retrouver cet ouvrage alors épuisé : mais au passage il y un gain, car cette réédition, dans la collection «Quête du soi» née en 2007 (sous limpulsion de Carole Sédillot, qui la dirige toujours) est une édition augmentée.
Michel Cazenave, ancien élève de lE.N.S. (1964) et philosophe de formation, est une autorité en France concernant C.G. Jung, puisquil dirige chez Albin Michel la traduction et la publication des uvres complètes du fondateur de la «psychologie analytique» ou «psychologie des profondeurs», et a présidé de 1984 à 1990 le ''Groupe détudes C. G. Jung à Paris'' ; ajoutons quil est membre fondateur et président du ''Cercle francophone de Réflexion et dInformation sur luvre de C. G. Jung'' et que sa vaste bibliographie, variée (allant du roman et de la poésie à la théorie psychologique et aux essais de psycho-histoire), témoigne dune vie de réflexion et de praticien jungien, mais aussi dun souci de transmission et de vulgarisation. Dans cette dernière mission, Michel Cazenave officie, par exemple, comme chroniqueur au Monde des religions.
Lobjet de ce livre nest pas de fournir un exposé des conceptions de la psychologie des profondeurs selon Carl Gustav Jung. «Que le lecteur en soit conscient, il ne trouvera pas dans ces pages dexposé des théories psychologiques de Jung. Ni une tentative délucider leur philosophie sous-jacente. Pour essayer de connaître la psychologie selon Jung, je ne connais encore aucun meilleur moyen que de se mettre à le lire réellement», prévient lauteur dans son ''Avertissement'', ajoutant un peu plus loin (p.15) : «A lire ce préambule, on comprendra sans peine que je ne mattache pas ici au savant que fut Jung. Ni à larchitecture de son uvre ou à léconomie de sa parole. Je ne cherche de fait aucune démonstration». Mais alors de quoi sagit-il ?...
Il sagit de méditer sur le thème de «lexpérience intérieure» chez Jung. «Ce que lon trouvera ici, à partir des images que sont aussi les maisons que Jung a habitées et du sens quelles ont eu dans le déroulement de sa vie, cest lessai de comprendre ce que peut être, de fait, une expérience intérieure ; cest une méditation prolongée sur la rencontre toujours nouvelle de la puissance du sacré, de la face de la mort et de la nature de limage. / Cest une approche hésitante du mystère du néant. / Cest la volonté, cest le désir et lespoir de sapprocher au plus près de ce vécu à lintime où lon doit affronter, selon cette expression que lon trouve souvent chez Jung, les mysteria Dei, les secrets même de Dieu au moment quils sannoncent tout au fond de la psyché» (''Avertissement'').
M. Cazenave appuie sa démarche sur des déclarations de Jung associant la maison et la mère (les archétypes Maison et Mère dans linconscient). Les maisons dun homme seraient donc lexpression dune âme, surtout quand, comme Jung, on a finalement construit la maison de sa vie ! Le choix du logis (son style, sa structure, son site, sa situation), son organisation de vie, son rangement, son usage, tout cela fait écho à une volonté dassise dans un chez-soi où l'on cherche à mettre de lordre, pour y être à demeure ! Or, pour Jung, lâme cherche le sens de son existence et de sa vie personnelle dans une origine qui dépasse ses géniteurs et même ses parents éducateurs : et cette origine, ce vrai Soi, au fond, cest linconscient collectif avec les archétypes. Cazenave rappelle que cette thèse dun inconscient constitutivement, originairement «religieux» est la cause de la rupture définitive avec Freud en 1912. Il rappelle aussi le rôle majeur, dans la réflexion de C. G. Jung, de Rudolf Otto, philosophe et historien de la religion, auteur dun opus magnum à contre-courant qui fit date sur le Sacré. «Or cest bien là, sibyllin, quest le fond de lexpérience qui est celle de Jung : la rencontre du sacré est toujours un mystère (
) un mysterium tremendum (
) un mystère terrifiant que lon ne saurait aborder sans un intime tremblement : il est crainte et frayeur car le destin de lêtre sy joue, cest-à-dire aussi bien le destin de la raison quon risque toujours dy perdre et le destin de la vie quon y engage sans savoir où en mène la route. (
) Cette présence du divin, du numineux, du sacré, cest depuis tout enfant que Jung la pressentie. Il sait de plus en plus quelle est une marque nécessaire de la vie inconsciente» (pp.24-25).
Et lironie de lhistoire est quattiré à lorigine par la démarche originale de Freud pour saisir linconscient dynamique en lhomme, il va chercher, du fait de son érudition et de sa passion pour ce domaine, mais aussi à la demande de ce dernier dont il devient un moment un très proche collaborateur, à intégrer mythes et religions dans la théorie psychanalytique, jusquau moment où les deux associés découvriront lincompatibilité radicale de leurs interprétations en la matière ! Ce que Freud veut réduire, en matérialiste, à une expression seconde dune libido biologique et sexuelle, Jung, âme inquiète et religieuse, y voit le fond incontestable de la vie psychique et une source de connaissance de soi et du monde, déquilibre et de sagesse (lauteur rappelle de temps en temps cette opposition et résume le «dialogue» de sourds entre les protagonistes de la querelle).
Comme le rappelle M. Cazenave (p.27), «expérience intérieure» nest pas synonyme d«expérience vécue». Toute expérience est vécue, en un sens, en présence dun sujet qui fait cette expérience de sa vie, de la vie. Mais lexpérience peut renvoyer au monde physique et social, comme elle peut jaillir des profondeurs de la psyché et de linconscient. Evidemment lexpérience «intérieure» dautre part ne peut être expérimentée sans être «vécue». Une de ces expériences, une des voies daccès à linconscient, cest bien sûr le rêve, si puissant quil peut terrifier et provoquer le réveil angoissé tout en sueur ! Il y a les rêveries au contact des éléments, ces détentes du corps et de lâme où «remontent» des profondeurs souvenirs, mais aussi images étranges et sentiments ; il y a les hallucinations, les divers phantasmes, où Jung retrouve la puissance de limagination, distinguant bien, à la suite des alchimistes du 16ème et 17ème siècle (quétudia aussi à peu près à la même époque le philosophe Alexandre Koyré), entre «imagination vraie» et «imagination fantastique». Il y a enfin les expériences-limites de la maladie et de lapproche de la mort, où lâme de lhomme expérimente intensément sa finitude. Mais mythes et religions, sans oublier leurs expressions artistiques, sont aussi le dépôt de lexpérience humaine de la psyché et loccasion démotions pour ceux qui leur font face.
Doù ce parcours dans la vie de Jung, fait darrêts sur des événements, des rencontres (avec des patients, des amis, des disciples : hommes et femmes), daccidents, mais aussi de lieux habités chargés daffects : la belle maison de Küsnacht, avec son bureau et sa bibliothèque au buste de Voltaire, où l'on devine les belles éditions rares du bibliophile Jung ; la tour moyenâgeuse de Bollingen aussi, toujours au bord du lac de Zürich, construite des mains même de Jung ; un bord des eaux qui dorment, bord terrien au niveau de la plage aquatique, senfonçant insensiblement en cette mer (image de la Mère) ; enfin la tombe du cimetière de Küsnacht : dernière demeure. Le livre est illustré dun cahier central de photographies, représentant les maisons, vues dextérieur et pièces dintérieur, ainsi que des inscriptions de C. G. Jung. Images qui prêtent à la rêverie du lecteur. Cazenave fait revivre ces lieux en rappelant les cohabitants et visiteurs de Jung : notamment les femmes, lépouse, les maîtresses possibles, les admiratrices éperdues du Maître (ses «Jungfrauen» : les vierges amoureuses du grand homme
). Il évoque aussi lemploi du temps du psychologue : entre études savantes dans son bureau, lectures dérudit amateur de beaux livres, lessives de gentleman rural (pas «farmer») en bleu de travail au bord de leau et sorties en barque.
Rappelons que Carl Gustav Jung était fort riche grâce à son mariage avec une héritière de la grande bourgeoisie suisse ! Lexpérience intérieure, pour lui, ce fut aussi donc une remise en cause profonde de toute sa vie au moment de la «crise de la quarantaine», sujet quil médita profondément : entre 35 et 40 ans, dit Jung, lhomme traverse une période propice à la dépression, où il mesure la relative vanité des buts de jeunesse et des valeurs (argent, gloire, position professionnelle stable, respectabilité : bref la «réussite sociale») dont la poursuite a occupé la première moitié de sa vie. Sans nier nécessairement lintérêt que ce confort lui procure, il en comprend en tous cas le caractère profondément insatisfaisant du point de vue psychique et existentiel : là nest pas la vraie «sécurité» quau fond il cherchait, ni surtout la vérité de sa vie, car ces biens ne sont pas les valeurs supérieures. La crise de la quarantaine aboutit dailleurs parfois à la quarantaine
du conjoint, à ladultère et parfois au divorce, car les feux initiaux de la passion conjugale éteints (sil y en eut : on est dans la bourgeoisie avant 1914 !), reste la routine décevante du couple ; et lillusion du grand amour à venir surgit alors, dangereuse, destructrice. Bref : cest la tentation du nouveau départ. Mais comme toutes les crises, qui sont des moments révélateurs des problèmes latents du passé, il peut en sortir du bien comme du malheur, selon la capacité de lindividu à faire face intelligemment à cette épreuve de vérité. Et Jung met à profit ses névroses et sa dépression pour affronter ses démons inconscients à ses risques et périls, avec une méthode de descente en soi puisée dans la mystique et lésotérisme, dont il revalorise lhéritage de connaissance de soi contre le mépris du rationalisme.
Rappelons quà ceux qui lui demandaient ses raisons de croire et les preuves de ses théories, C. G. Jung répondait quil parlait de ce quil «savait» par expérience et quil pratiquait une «phénoménologie» ! Quant à M. Cazenave, il fait sans doute une sorte dapologie (attendrie, affectueuse, mais aussi humoristique) de son maître Jung : parfois critique, comme par exemple de ses préjugés phallocratique dhomme de la Belle époque. Cazenave convoque aussi toutes sortes de références livresques de psychologie et dhistoire culturelle pour étayer les intuitions et théories de Jung : par exemple Henry Corbin, traducteur de Heidegger, spécialiste de la mystique, du soufisme et grand historien de la pensée iranienne. Non, on nest pas en plein «délire», à moins que justement ce ne soient ceux, bien établis, de la vie psychique, réellement vécue, dun grand médecin et intellectuel cultivé : témoin de cette part de soi que la plupart des hommes refoule, ce qui ne veut pas dire quils en guérissent ! Et Jung a vraiment traversé des expériences à la limite de la psychose : voir son Livre rouge. Notre auteur ne prétend pas tant convaincre (encore que
) mais donner à voir, écartant au passage certains reproches d«irrationalisme» pur et simple.
Mais il faudrait prolonger la discussion (fondamentale !) : par exemple sur le concept dexpérience, sur le partage raison/déraison, rationalité/irrationalité. Car il est clair que Jung a voulu être plus quun médecin psychothérapeute et quil a malgré ses affirmations touché au domaine de la métaphysique. Michel Cazenave en fait mention en parlant de «philosophie implicite» de Jung. Il a dailleurs abordé ailleurs ces discussions sur la validité philosophique des théories de Jung. Le fait que des esprits aussi différents mais raffinés quHenry Corbin (proche de la phénoménologie heideggerienne, dont il a été traducteur un moment) et Gaston Bachelard (tout autre école, «rationaliste» et psychanalytique, épistémologique et psycho-historique, centrée sur le rôle dialectique, moteur et inhibant, de limagination pour lactivité cognitive, sur la dualité de vocation de lesprit humain de la connaissance objective et de la création artistique !) aient trouvé en Jung une source de réflexion puissante est révélateur du besoin pour lesprit au milieu du 20ème siècle et encore aujourdhui de sinterroger sur létant que nous sommes et son rapport au monde. Et Jung peut sans doute être lu avec intérêt de ce point de vue.
Voici donc un livre bien écrit, agréable à lire et à regarder, fort intéressant et émouvant sur la vie de ce personnage étonnant que fut Carl Gustav Jung, son imaginaire (ou «imaginal»), ses théories aussi. Ceux qui souhaiteront en savoir plus peuvent se reporter non seulement aux uvres de Jung lui-même, mais aussi, entre autres études, aux deux volumes de Cazenave Jung revisité, aux éditions Entrelacs (2011-12).
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 09/05/2014 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:C.G. Jung - L'expérience du divin de Jean-Jacques Antier | | |
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